Le chantage à l’anticommunisme

Par Santiago MAURER
Spartacus
Novembre-Décembre 1975

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LE CHANTAGE A L’ANTICOMMUNISME

Ou sont les communistes?

Un abondant, récent et discordant courrier publié dans les colonnes du journal « Libération » a permis de constater que dans les rangs mêmes de ce que nous pourrions nommer « la nouvelle révolution » c’est-à-dire celle qui, à travers les enseignements des luttes de mai 1968, de Lip, du Larzac, pour ne citer que celles-là, se cherche et tâtonne en direction d’une théorie et d’une pratique d’un vrai « pouvoir populaire » continue à sévir un spectre empoisonné : le chantage à l’anticommunisme.

Il faut et tout de suite préciser que ce « chantage à l’anticommunisme » opère essentiellement parmi ceux qu’il convient de nommer « gauchistes », et qui sont donc nés à l’action à partir des modèles de Marx et Lénine, de Trotsky et de Mao.

Cette situation n’est pas négligeable car elle influence considérablement le présent et l’avenir des combats, tant du point de vue « contenu » que du point de vue « formes ».

Le courrier paru dans « Libération » ne doit pas conduire les révolutionnaires authentiques, ceux qui n’ont qu’un seul but : « l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes », à négliger la question. Il est clair que dans d’innombrables têtes, il y a un « blocage » grave et dangereux qu’il faut absolument faire craquer, si nous voulons, dans la période actuelle, accomplir de réels progrès. Pour un grand nombre encore de « militants », de « politisés » un risque mortel nous menacerait : l’anticommunisme ! Ainsi a-t-on vu, à partir d’analyses souvent superficielles ou ignorantes du processus en cours au Portugal, resurgir les vieux démons et certains, après avoir élaboré de terrifiants réquisitoires contre Alvaro Cunhal et ses amis, proclamer qu’on ne saurait s’opposer au Parti Communiste Portugais sans favoriser la réaction.

La lueur allumée à l’Est en 1917, et vite étouffée, persiste à tourmenter nombre de nos contemporains. L’espoir fou suscité par l’Octobre russe n’a cessé de paralyser, au fil des générations qui se sont succédées, les intelligences. Admettre qu’un tel espoir, qu’un tel incendie n’avaient été que feu de paille, et qu’à l’aube entrevue s’enchaînaient la terreur rouge, la destruction des conquêtes du prolétariat des villes et des campagnes, la dictature d’un parti puis d’un Comité central, puis d’un autocrate cruel, c’était retourner au néant, au désespoir, au doute final.

Bref, nombreux furent ceux qui fermèrent les yeux, s’accrochèrent rageusement à l’espérance, travestirent la réalité au point d’y croire. Quelques-uns élevèrent la voix de la vérité : communistes en rupture de parti, anarchistes, socialistes-révolutionnaires, syndicalistes révolutionnaires.

Alors un mythe s’empara d’une fraction révolutionnaire : l’URSS était un « Etat prolétarien dégénéré ». La présence du terme « prolétarien » dans cette définition suffisait alors à faire oublier les deux autres termes : « Etat » — celui-ci ne pouvant effrayer des individus « marxistes orthodoxes » — et « dégénéré » — nous savons aujourd’hui à quoi a mené cette « dégénérescence », et l’expression « crimes de Staline » — devant la réalité des faits : déportations massives, tortures, assassinats — constitue vraiment un doux « euphémisme ».

Les cadavres s’amoncelaient, la révolution allemande était égorgée par les junkers alliés aux corps francs et à la social-démocratie de Scheidemann et Noske, profitant de « l’abandon » par les bolchéviks déjà en marche sur la voie royale du « socialisme dans un seul pays ». Qu’importe, il fallait soutenir « l’Etat prolétarien dégénéré » malgré tout. Malgré tout, parce que regroupant, à coups de bluffs, de démagogie, de mensonges, des masses « ouvrières » il fallait défendre les partis communistes, lesquels bénéficiaient largement des « crimes » commis sans cesse par les sociaux-démocrates, complices des gouvernements d’oppression capitaliste.

Espagne 1936-1939 : Les communistes, qui ne sont au départ guère plus de 1000, en quelques mois, exercent sur le pouvoir républicain et socialiste un contrôle qui n’aurait pu exister sans l’appui massif du dictateur du Kremlin, intégrant même à l’État la CNT-FAI, coincée par la tragédie aux dimensions inhumaines. En mai 37, d’innombrables anti-fascistes (Andrès Nin du POUM, Camillo Berneri, Kurt Landau et des centaines d’autres) tombent sous les coups des tueurs à gages de la GPU et de la Tchéka. L’Espagne révolutionnaire, indomptable, toujours sur les barricades, l’Espagne de Durruti et d’Ascaso, l’Espagne des milices, l’Espagne de la collectivisation en Catalogne et en Aragon, cette Espagne que le prolétariat eût dû, par pur instinct de survie, défendre de ses millions de poitrines nues, entre en convulsions. Et le monde va connaître la barbarie nazie !

Mais il faut défendre, malgré tout, « l’Etat prolétarien dégénéré » qui, selon de savantes analyses, ne saurait être confondu avec les dictatures de Mussolini et d’Hitler. Certes, on admet que l’exploitation capitaliste étatique sévit en URSS, que le peuple n’est pas libre, mais voyons, ce n’est qu’une « dégénérescence » et un jour le rétablissement révolutionnaire s’accomplira. Comment, avec qui ? Personne ne le sait très bien.

1945-1975 : Soulèvements des ouvriers de Berlin, de Hongrie, de Pologne, chars « soviétiques » à Prague, dégénérescence visible à l’œil nu des « partis communistes » qui n’ont rien appris du siècle sanglant, qui persistent à promouvoir des stratégies de « Front populaire », « d’union de la gauche », « d’alliance anti-monopolistique », vocables changeants, mais ce qui ne change pas par contre : l’obédience des PC à Moscou, et donc le refus d’accepter une révolution prolétarienne authentique, à Paris, à Turin, à Madrid, laquelle gênerait les intérêts de « grande puissance » de l’URSS (Yalta, Helsinki).

Durant cinquante ans donc, le prolétariat international, qui n’a pas mesuré son sang, son temps, qui, pendant deux décennies au moins, n’a cessé de monter à « l’assaut du ciel », ce prolétariat a trouvé, pour lui barrer la route de l’émancipation, la puissance soviétique aux multiples tentacules nationales : les partis dits « communistes ».

Et aujourd’hui encore, ce qui se passe au Portugal montre l’incapacité des PC à s’intégrer au processus révolutionnaire. Gangrenés, pervertis jusqu’à la moelle, ils ne savent que ressasser quelques prétendues « vérités », plus habiles à manigancer, dans l’ombre et au grand jour, contre les révolutionnaires acharnés à vaincre le joug du capital.

Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour en appeler à « l’Etat prolétarien dégénéré ». Mais les esprits ne sont pas clairs, après un demi-siècle d’intoxication massive, savamment entretenue par les pouvoirs bourgeois qui ont tout intérêt à ce que les peuples identifient au mot « communisme » les réalités de la Russie, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de l’Allemagne de l’Est, et autres pays vassaux de la Russie.

Ne pas accomplir la « rupture absolue » avec les maîtres de ces réalités et des partis qui les soutiennent, c’est somme toute justifier un lourd passé de crimes et de sang, un présent intolérable, un futur interdit. Ne pas comprendre qu’en dénonçant, preuves à l’appui, les appareils « Communistes » qui depuis cinquante ans participent activement à la maintenance de l’oppression sous la houlette de Moscou, c’est justement tenir l’engagement révolutionnaire, équivaut à contribuer à l’esclavage de ceux dont précisément l’on craint l’injure : « anticommuniste ». Confondre, jusqu’à l’absurde, des travailleurs « manipulés » par des idéologies, des doctrines néfastes auxquelles ils peuvent succomber à cause de leur situation objective de classe, leur éducation, avec des « appareils glacés » des « révolutionnaires fonctionnaires professionnels » qui gèrent les luttes comme on gère des sociétés capitalistes de production, c’est se condamner à donner un blanc-seing à ces « directions », à ces « sauveurs suprêmes » du peuple exploité, humilié.

Il n’y a qu’un seul anticommunisme : c’est celui des possédants et de leurs alliés qui, par tactique, mettent dans le « panier communiste » les serviteurs de la Russie, qu’ils ne craignent guère, et les authentiques révolutionnaires-révoltés, qu’ils se disent « anarchistes », « conseillistes », « luxembourgistes », « anarcho-syndicalistes », ou simplement « révolutionnaires ». [★]

Nous ne sommes pas des anti-communistes lorsque nous appelons les prolétaires, les exploités à balayer ceux qui n’ont eu de cesse d’étouffer, toujours et partout, par lâcheté, sottise, servilité, la révolution émancipatrice. Les anticommunistes siègent à Moscou, à Prague et dans les bureaux politiques des partis de la « classe ouvrière ». Les anticommunistes sont ceux-là mêmes qui ont permis à Franco de s’asseoir sur les ruines de l’Espagne, qui ont tué dans l’œuf « juin 36 », qui ont hurlé « il faut savoir finir une grève », qui crient aujourd’hui « vive la Corse française » comme hier « Vive l’Algérie française ».

Les anticommunistes ce sont ces « ouvriers » hissés à la direction des partis, devenus des « messieurs » à serviette noire bourrée de dossiers, qui ont, partout et toujours, fait alliance avec les bourgeoisies républicaines et démocratiques, avec Blum refusant les armes au gouvernement de Madrid en guerre, c’est Santiago Carrillo demeuré fidèle au jeune homme qu’il fut et qui, alors secrétaire des « Jeunesses socialistes unifiées », proclamait en 1937 que les JSU n’étaient pas « révolutionnaires », qu’elles combattaient pour la démocratie, alors que le prolétariat vivant de l’Espagne luttait et mourait pour la « révolution sociale » ; ce sont tous ces dirigeants de France, d’ltalie et d’ailleurs qui, décennie après décennie, « magouillent » avec les « partis » bourgeois, tractent avec eux au nom de « l’increvable réalisme », de « l’increvable possibilisme » et qui, à force de magouillages, permettent un jour au « fascisme nu » de s’emparer, de faire main basse sur un peuple qui avait les moyens de l’étrangler au berceau (Allemagne, Italie, Espagne).

Camarades inquiets, troublés, en proie à la mauvaise conscience, dont Sartre récemment disait qu’elle lui avait fermé les yeux jusqu’à plus de soixante ans, camarades honnêtes mais parfois ignorants, camarades de bonne volonté mais égarés, perturbés par quelques « forts en gueule », faites honnêtement le bilan du « Communisme » depuis 1917, depuis Makhno et Cronstadt jusqu’à nos jours, et répondez franchement : « Où sont les anticommunistes ? »

Mais, camarades, le débat ne saurait en rester là. Un autre débat s’avère essentiel : Pourquoi cette tragédie vaste, sanglante ? Le bolchévisme, le marxisme-léninisme pouvaient-ils mener ailleurs qu’où ils ont mené l’humanité ? La « dictature du prolétariat » pouvait-elle libérer le prolétariat ? « L’Etat prolétarien non dégénéré » est-il viable, est-il la préface au « communisme intégral » ? La « révolution » « dirigée » par le « parti pur et dur » peut-elle faire de chacun un être libre, responsable, actif, non soumis ? L’obéissance de cadavre aux « chefs » est-elle l’école de la Liberté ? Le renoncement à penser par soi-même est-il le commencement de « l’homme nouveau » ?

Les « saintes écritures » ont déjà été largement écornées par les vrais révolutionnaires, de Rosa Luxembourg à Anton Pannekoek, de Buenaventura Durruti à la « pratique » des masses, lorsqu’elles combattent par elles-mêmes, pour elles-mêmes, pour la Révolution. A nous de faire toute la lumière !

Santiago MAURER
spartacus – « socialisme et liberté »
N° B 64-R1 – Novembre-Décembre 1975

★ NOTE de Contre le fascisme rouge : Ce n’est pas si simple, si binaire. Il existe une « tradition » anarchiste anticommuniste qui s’étend de Pierre-Joseph Proudhon à Enzo Martucci, en passant par Mikhaïl Bakounine, E. Armand, Benjamin Tucker, Voltairine de Cleyre et tant d’autres anarchistes plutôt individualistes, pour l’association libre ou d’égoïstes jusqu’à nos jours.