Le Manifeste des « ralliés »

Par E. Armand
l’en dehors, début novembre 1923
[E. Armand, sa vie, sa pensée, son oeuvre,
La Ruche ouvrière, 1964]

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[Présentation de E. Armand par La Ruche Ouvrier (1964)]

Individualiste, et théoricien de l’individualisme, E. Armand s’est toujours défié des mouvements de masse et de l’idéologie révolutionnaire. Il n’en devait pas moins, en 1936, lors du coup de force franquiste en Espagne, exprimer sa sympathie pour ceux qui avaient résisté à l’agression réactionnaire et y avaient répliqué par les tentatives d’organisation anarcho-syndicalistes de Catalogne et d’Aragon. Il les considérait comme étant en état de « légitime défense ».

Lors de la révolution russe de 1917, il ne put que ressentir de la sympathie pour les anarchistes russes qui prenaient part à la lutte contre l’oppression tsariste et pour la paix. Toutefois, comme il demeura emprisonné de 1918 à 1922, il ne prit la parole que tardivement à ce sujet, et déjà les événements avaient évolué, la situation s’était modifiée. Une tyrannie nouvelle était née en Russie. D’anciens anarchistes déposèrent leurs principes aux pieds du nouvel Etat et consentirent à collaborer avec lui et à s’effacer dans l’ombre du parti unique. Ce fut le Manifeste des « ralliés ». E. Armand réagit vigoureusement et publia cet article, d’une intransigeance lucide, dans l’En dehors paru début novembre 1923 (sa revue sortait alors deux fois par mois), n° 22-23 deuxième année.

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LE MANIFESTE DES « RALLIÉS »

On sait qu’un certain nombre d’ex-anarchistes russes se sont ralliés au bolchevisme. Ces messieurs ont éprouvé le besoin de faire connaître au monde qu’ils ont passé avec armes et bagages dans les rangs de la dictature prolétarienne. J’ai lu dans les journaux anarchistes italiens que ce Manifeste est l’œuvre d’hommes qui, maintenant à la solde du parti vainqueur, veulent s’efforcer de montrer qu’ils méritent ce qu’ils gagnent. Je tiens à dire tout de suite que j’écris en ignorant encore le nom de ses signataires.

Les « ralliés » reprochent aux différentes tendances de l’anarchisme — stirnérienne, tolstoïenne, bakounino-kropotkinienne de ne pouvoir se fusionner en une doctrine scientifique unique. Ce manque d’unité du penser anarchiste l’empêche de se traduire en une action révolutionnaire cohérente, de masse. Leur renonciation au pouvoir ou à la dictature provisoire interdit aux anarchistes de jouer un rôle quelconque dans l’acte de prise de possession, par la classe prolétarienne, des organismes qui régentent la vie sociale. Les anarchistes sont d’ailleurs dans l’impossibilité absolue de présenter une idée nette de ce que serait le lendemain de la révolution. Il est impossible de songer à établir une société ignorant l’autorité tant qu’il existera un pays où le prolétariat ne sera pas au pouvoir. Le parti communiste a réalisé l’idée anarchiste du rôle historique des minorités agissantes. Malgré ses compromissions avec le capitalisme, les tendances de la démocratie bourgeoise et le réformisme socialiste sont absolument étrangers au parti communiste.

Question d’auge à part, je me suis frotté les yeux en résumant ce Manifeste pour me demander si je ne rêvais pas, si ceux qui l’avaient rédigé et signé — il Messaggero della Riscossa écrit que c’est sous la dictée de Zinovieff — avaient jamais compris quelque chose à l’essence du concept anarchiste. Avant d’examiner s’il est exact ou non que ce concept ait une base scientifique, les citoyens ralliés me permettront bien de leur faire observer qu’ils auraient pu attendre que soient refroidis les cadavres ou fermés les plaies de ceux de leurs anciens compagnons d’idées fusillés ou torturés par la police de sûreté communiste. Le foin du râtelier bolcheviste est-il si appétissant qu’il annihile toute retenue ? Ce Manifeste est un geste qui manque de noblesse à l’heure où paraît un nouveau Code criminel russe renfermant des articles destinés à la punition du délit de propagande anarchiste, articles qui ne le cèdent en rien aux lois scélérates de nos sociétés capitalistes. Pour pressés qu’ils fussent de participer à la curée, les ralliés auraient pu choisir un moment autre que celui où leurs patrons inaugurent une nouvelle persécution contre leurs amis d’hier.

Leur manifeste de ralliement passe sous silence le rôle politique du bolchevisme, une politique marquée au coin knouto-bismarckien le plus évident. Le commencement et la fin de la politique bolcheviste c’est la réalisation d’un Etat knouto-bismarckien permettant au gouvernement de Moscou d’exercer l’hégémonie sur le continent.

La politique bolcheviste est d’ailleurs entachée, dès l’origine, d’influences bismarckiennes. J’ai déjà exposé qu’en laissant Lénine, en 1917, traverser l’Allemagne pour se rendre en Russie, le bismarckolâtre Ludendorff s’en était servi comme d’un bélier destiné à porter un coup décisif au tsarisme chancelant [1]. En avril ou mai 1918, le comte von Mirbach, envoyé du gouvernement allemand, fit entendre à Lénine, dans un entretien particulier, qu’un Etat qui se respecte quelque peu ne saurait en aucune façon frayer avec des gens de la catégorie des anarchistes [2]. Aussi, dans la nuit du 14 mai, les mitrailleuses prolétariennes étaient-elles à l’œuvre pour détruire tous les clubs anarchistes de Moscou. Ce sont les procédés, les méthodes bismarckiennes dont se sert en toute occasion le gouvernement russe. Ses ambitions et ses desseins politiques crèvent les yeux des moins prévenus. Cette question d’un Etat knouto-bismarckien valait la peine d’être serrée d’un peu près dans le Manifeste des « ralliés ».

Ils n’en ont rien fait, bien sûr. Ils nous racontent que « le parti communiste donne une idée frappante de la conception anarchiste du droit de la minorité agissante comme facteur subjectif du processus historique ». Je veux bien que ce soit du galimatias. Mais je n’admets pas qu’en faisant révérer Lénine à l’égal d’un demi-dieu le parti communiste donne « une idée frappante » d’un concept anarchiste quelconque. Que pensez-vous de ce Congrès dont tous les assistants se lèvent dès qu’apparaît le Maître, de ces foyers électriques qui s’illuminent dès qu’il va prendre la parole, de ces opérateurs cinématographiques qui tournent de tous côtés pour recueillir la vision du Pontife haranguant ses fidèles ? Idée frappante de servilité, j’y consens ; de libération, non pas. Comme l’écrivait autrefois et élégamment mon ex-collaborateur Le Rétif-Victor Serge, « il ne manquait à la fête que le geste d’un Vaillant ». Pour une idée frappante, en voilà une, et des plus pures encore !


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J’ai fait allusion à ces à-côtés — d’ailleurs très importants — et qui mériteraient un développement étendu pour montrer que nous n’étions aucunement dupes de la terminologie du Manifeste. Nous allons démontrer maintenant sa faiblesse au point de vue théorique, son incompréhension du concept anarchiste. Quand on vient nous dire qu’il est impossible d’établir une synthèse originelle des différentes tendances de l’anti-autoritarisme anarchiste, on se moque de nous. On peut, au contraire, facilement ramener les différentes branches de la pensée anarchiste à un point de départ commun : la négation de l’autorité étatiste, de la violence gouvernementale au profit du déterminisme individuel, de la liberté de choix personnelle ; la lutte contre la statique oppressive et grégaire au profit de la dynamique libératrice et individuelle. Qu’on l’envisage collectivement ou individuellement, la négation des systèmes d’autorité aboutit forcément à placer l’unité humaine au premier plan. Aucun système ne peut plus dès lors être conçu qui ne fasse en premier lieu appel à la conscience personnelle. C’est là où se rejoignent les diverses tendances de l’anarchisme.

La thèse anarchiste a-t-elle des assises scientifiques ? Il me paraît établi, dans l’état actuel de nos connaissances, qu’il existe une tendance générale, universelle, visant à l’évasion de l’homogène primitif, de l’aggloméré primordial vers l’hétérogène, le dissocié. Il y a une tendance de l’amorphe au défini. Cette tendance est évidente dans le processus qui fait que la planète s’affranchit finalement de l’agrégat nébulaire. Il y a un élan, une tendance persistante à une libération de l’emprise, de la maîtrise de la substance inconsistante, de la masse indéfinie. Les organismes vivants se libèrent de l’immobilité végétale et se meuvent sur le sol de la planète, d’abord en manifestant le désir de se déplacer dans une certaine direction, puis en rampant, ensuite en se tenant sur des pattes plus ou moins hautes, enfin en adoptant la station droite. Les énergies et les forces se libèrent ou s’efforcent de se libérer des formes de substance qui les emprisonnent.

Qu’on remarque bien qu’il ne s’agit pas ici d’une règle mystique de progrès continu, mais d’une tendance purement mécanique, dont la réalisation produit parfois des effets bien opposés à ce que la civilisation dénomme « progrès ».

Ce que je conclus, ce que je crois pouvoir conclure, c’est que ce que nous appelons « évolution » n’est pas une manifestation statique : l’évolution se déroule sous le jeu d’une action dynamique, dans un sens ou dans l’autre. Ce que nous qualifions évolution n’est en somme qu’un aspect du phénomène de la vie. Le phénomène vital en soi consiste justement en la destruction des circonstances statiques, en la rupture des conditions d’équilibre ou de stagnation hostiles à l’apparition, à l’éclosion, au mouvement des formes échappant à l’agglutiné, à l’inconscient, à l’insensible.

La vie n’est pas un phénomène conservateur. La vie existe et se maintient par une usure continuelle, une consommation de tous les instants qui incite et amène les corps ou les organismes où elle besogne à fonctionner de manière à donner le « plein » d’efforts dont leurs organes ou leurs rouages sont capables. Ce fonctionnement a lieu sans arrêt, sans repos, jusqu’à mise hors service des rouages, jusqu’à épuisement complet, absolu de l’organisme — du plus rudimentaire au plus compliqué ; jusqu’à la décomposition, jusqu’à la dissolution de la charpente organique, jusqu’à ce que les matériaux dont les organismes sont fabriqués retournent à la circulation universelle et à ses métamorphoses. Le concept anarchiste, considéré en son essence, est conforme à ces constatations. Il est fondamentalement d’ordre dynamique. Il vise constamment et dans toutes les circonstances à libérer, différencier, dégrégariser. Il se confond avec le processus vital lui-même.


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Les idées d’Etat, de classe, de caste, de catégorie sociale, de patriciat, de prolétariat, les craties de tout ordre, etc., sont au contraire d’ordre statique. En se réalisant, elles figent un aspect unique de la vie sociale ; elles annihilent au profit de cet aspect unique toutes les autres manifestations de la vie, qui ont autant de droit que lui d’occuper leur place au soleil. Elles n’admettent pas que le papillon sorte de sa chrysalide. Le marxisme ne peut pas préparer l’avènement d’un milieu anti-autoritaire, anarchiste — nécessairement polymorphique, multilatéral, — parce qu’il est dominé par le concept de la « conscience de classe », idée monomorphique, unilatérale. Tout concept unilatéral est forcément statique, conservateur, archiste s’il en fut. Quand bien même tous les ouvriers de tous les pays du monde s’empareraient demain et partout du Pouvoir, aucun pas n’aurait été fait vers la constitution d’un milieu social anti-autoritaire. Il n’y aurait plus de patrons et d’ouvriers, voilà tout. Comme il n’y a plus en France de Bretons et de Bourguignons, mais des Français ; comme il n’y a plus en Italie de Vénitiens et de Génois, mais des Italiens ; il n’y aurait plus dans l’univers que des ouvriers. Le concept ouvriériste, au point de vue social, n’est pas plus libérateur de l’individu que le concept nationaliste au point de vue politique. Il parque l’individu au-dedans des barrières d’une condition sociale unique dont il lui est impossible de s’évader.

Le marxisme n’est pas conditionné pour préparer un état de choses social impliquant toutes sortes de possibilités et d’expériences économiques individuelles ou collectives, pour ne nous en tenir qu’à ce domaine. Voilà pourquoi il est antinaturel et transitoire. La vie, en effet, est une combinaison physicochimique résultant de l’action de forces, d’énergies simultanées, adverses, contradictoires, se heurtant, se neutralisant, s’associant, le cas échéant, pour se dissocier ensuite. Voilà pourquoi notre thèse individualiste anarchiste est le commentaire pratique du processus vital. Parce qu’elle est cela, elle vaut pour tous les temps. De tout temps sera d’actualité la conception d’un milieu humain reposant sur la possibilité, pour l’individu ou l’association, d’expérimenter sa conception de vie selon que l’y pousse son déterminisme spécial, personnel ou collectif. Comme de tout temps sera d’actualité qu’un chêne soit d’une autre essence qu’un sapin, un lézard d’une autre espèce qu’un rhinocéros. Le lendemain communiste de la Révolution, la dictature de l’élite du prolétariat, le bismarckisme marxiste ne sont que des incidentes. Comme le statisme n’est qu’un état passager de la substance. C’est le dynamisme qui est la raison d’être de ce qui est.


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Il va sans dire qu’en ce qui nous concerne, individualistes anarchistes, nous ne nous sentons aucune espèce d’affinités avec les anarchistes collaborationnistes russes. Pas plus qu’avec les soi-disant individualistes libertaires français qui « encaissent » — parce qu’il est à la solde du gouvernement bolcheviste ou en porte l’uniforme — le légiste, le bourreau, le juge, le procureur. Ralliés, demi-ralliés ou quart de ralliés sont bons à mettre dans la même hotte. Les souteneurs ne valent pas mieux que les soutenus. Ceux à qui va notre sympathie en Soviétie, ce sont les camarades qui affirment leur vitalité individuelle en s’insouciant des articles 60-63 du Code criminel russe, en distribuant des manifestes et des brochures aux soldats de l’armée rouge, en éditant des journaux clandestins, en tenant des réunions secrètes. Ce sont ceux qui se servent de leur raisonnement et de leur esprit critique pour s’élever contre l’étouffement de l’expression de la pensée indépendante par la censure prolétarienne. Entre ceux qui languissent dans les camps de concentration prolétariens et ceux qui les y envoient, nous sommes pour les déportés. Entre les tourne-casaque que fait loucher la perspective d’avoir leur part à l’assiette au beurre et ceux qui refusent toute nourriture parce qu’ils ne veulent pas pourrir dans les prisons prolétariennes, lequel des « nôtres » hésiterait à faire son choix ?

E. ARMAND

l’en dehors n°22-23 – début novembre 1923

[Extrait de E. ARMAND : Sa vie, sa pensée, son oeuvre, Editions La Ruche Ouvrière, 1964, p. 165-172, « E. Armand, la révolution et l’autorité ».]


[1] Die Deutsche Republik, 20 octobre 1922.

[2] Rodolfo Rocker : Bolshevismo y Anarquismo.