« Le repos, le sommeil, la mort. »

Extraits de Onze ans dans les bagnes soviétiques
par Elinor Lipper

Editions Nagel – 1950
Traduit de l’allemand par Guy Vinatrel

(Source : Indymedia)

★ ★ ★

Onze ans dans les bagnes soviétiques

par Elinor Lipper

(extraits / pp. 7-24 / 95-98)

★ ★ ★

PREMIERE PARTIE

A la fin de l’année 1946, lorsque j’ai quitté le camp de Kolyma, avec un groupe de détenues de nationalité étrangère, on ne savait pas avec certitude, mais on avait tout lieu de supposer que, dans un temps imprévisible, il me serait donné de traverser les frontières de l’Union Soviétique pour rentrer dans ma patrie.

Pour la dernière fois, j’ai étreint mes compagnes a qui tant d’années d’emprisonnement m’unissaient. Et je lisais dans leurs yeux à toutes :

N’oublie rien !

Tu ne dois rien oublier !

Peut-être seras-tu l’unique qui, parmi des millions d’emprisonnées, aura la possibilité de dire aux gens du dehors ce qui se passe ici. N’oublie rien !

Ne vas-tu pas succomber à l’emprise de la vie que tu vas retrouver ?

Ne vas-tu pas te laisser entraîner par les possibilités d’une vie personnelle dont tu as été si longtemps privée ?

Ne vas-tu pas t’abandonner à ce désir de repos qui nous domine tous ?

Vas-tu porter témoignage pour nous ?

Ne vas-tu pas trahir notre souffrance qui fut aussi la tienne ?

La promesse que j’ai faite à mes camarades emprisonnées, je voudrais que ce livre la tienne. Qu’il parle pour les millions d’innocents qui ont perdu la voix, la liberté et la vie.

Qu’il apporte au monde l’écho du désespoir impuissant des Russes innombrables parqués dans les déserts glacés de la Yakoutie aux fabuleuses richesses. Et surtout, qu’il serve d’avertissement à tous ceux qui s’illusionnent encore sur l’exemple que l’Union Soviétique peut offrir au reste du monde.

On sait déjà beaucoup de choses sur la justice soviétique et sur le travail forcé en U.R.S.S. Puisse ce rapport donner un poids supplémentaire à la réalité de ces témoignages.


PREMIER CHAPITRE

COMMENT CELA A COMMENCÉ

1937 à Moscou

Toutes les nuits, quelques personnes disparaissaient de l’hôtel où logeaient les révolutionnaires de tous les pays. Le matin, on découvrait les scellés sur la porte.

Les autres attendaient dans l’angoisse la nuit suivante. Toute sociabilité avait disparu. Les gens rentraient de la réunion du Parti où ils avaient stigmatisé les traîtres, les espions et les diversionnistes (saboteurs), où ils avaient pris de longues résolutions contre les ennemis du peuple, et lorsqu’ils étaient dans leur chambre, ils se demandaient si l’arrestation du camarade Z… pouvait leur être funeste.

« Qui aurait pu supposer que Z…, un si vieux révolutionnaire… ! Z… n’avait-il pas, en 1923, participé à la déviation de droite ?… Mais il y avait si longtemps ! Et l’on ne pouvait tout de même pas dire que c’était un crime. Il y a sûrement autre chose. La N.K.V.D. sait ce qu’elle fait. Mais quoi, quoi ? Est-ce que des hommes peuvent dissimuler aussi longtemps ? Car cela fait des années que l’on connaît Z. Mais au fait… Si on allait m’en faire grief ? Le mieux, c’est de ne fréquenter personne. »

Ils s’évitaient. Ils faisaient attention à chaque parole. Il s’observaient avec méfiance. « Pourquoi le secrétaire du Parti m’a-t-il regardée comme cela aujourd’hui ? Et le chef qui est parti du bureau sans me dire bonjour ! Est-ce qu’il aurait quelque chose contre moi ? Je n’ai rien à me reprocher pourtant. Je suis innocent ! »

Ils étaient innocents et ils avaient peur. Ils étaient innocents et ils sursautaient à chaque bruit inhabituel dans l’escalier.

Ils étaient innocents et ils se retournaient avec fièvre pendant les nuits sans sommeil. Jusqu’au moment où l’évènement arrivait, et où la souffrance de l’attente était remplacée par le tourment de la cellule.

C’est la nuit qu’ils venaient, lorsque, dans le vaste bâtiment, l’inquiétude avait cédé la place au profond sommeil.

— 

L’arrestation

Je sursautai. Avais-je rêvé ? Ou est-ce que l’on frappait ? Oui — une fois, deux fois, trois fois —, de grands coups retentissants, brutaux, impérieux. Cela fait tant de bruit que toute la maison doit être sur pied.

Une voix d’homme : « Ouvrez ! »

Vite, un vêtement. Je ne trouve pas les manches. Pourquoi est-ce que je tremble ? Je n’ai rien fait… J’ai la conscience nette.

Et de nouveau, impatient, menaçant : « Ouvrez ! »

Trois officiers entrent dans la chambre. Les insignes de leur uniforme révèlent leur appartenance à la N.K.V.D. — la police politique. Très grands, corrects, polis. L’un d’eux tient une liste à la main.

— Votre nom ?

— E. L.

Il trouve le nom sur la liste et coche. Le deuxième feuillette quelques papiers identiques, puis il tire une feuille et me la tend.

Je ne sais pas le russe. Je sais juste épeler les lettres les unes après les autres. Mais il y a des mots qui sont internationaux. « O-r-d-r-e… A-r-r-e-s-t-… » et mon nom…

Tandis que je m’habille, ils regardent poliment ailleurs. Je m’assieds sur le bord du canapé et suis incapable de comprendre. Je suis abasourdie. Ma tête est vide. Je ne peux pas me concentrer. Ni espérance, ni crainte, ni révolte. Je suis paralysée. Puis la perquisition commence. Elle se termine à neuf heures du matin.

Ils dédaignent l’ascenseur et me font descendre les six étages. Toute la maison est là. Des visages connus et inconnus me regardent, pâlissent et se détournent. Aucun salut, aucun signe que l’on m’a reconnue.

Le dernier voyage en auto à travers les rues de Moscou. Un officier s’assied à côté de moi, un autre à côté du chauffeur.

Loubianka. La Prison centrale de la N.K.V.D., en plein milieu de Moscou. Un portail de fer s’ouvre. Les sentinelles saluent. Un mur d’enceinte, très élevé, enferme la cour intérieure. Le soleil brille sur l’asphalte.

La première des dix prisons soviétiques qui m’attendent me tient enfermée. Le premier jour de onze ans d’emprisonnement vient de commencer.

— 

Transfert

Première visite corporelle. Les mains exercées d’une surveillante indifférente me fouillent. Les papiers, la montre, l’alliance, l’argent, le mouchoir disparaissent. Puis la porte de fer d’une petite cellule se referme sur moi. Six femmes m’interpellent. Je voudrais leur dire que je ne sais pas le russe et m’aperçois soudain que j’ai la gorge nouée et suis incapable de prononcer le moindre mot. Je m’assieds silencieusement dans un coin.

Le soir même, je suis transférée dans une autre prison. Mais ce n’est plus dans une voiture particulière.

Les sombres parois de la voiture cellulaire m’entraînent vers l’inconnu. Mon estomac se contracte. Je suis saisie par l’angoisse. Ils vont me tuer. C’est absurde. Pourquoi ?

La voiture roule.

…Si l’on arrête un innocent, on peut tout aussi bien le fusiller… Allons, du calme. Serais-tu lâche ?… Comme on a du mal à respirer dans cette caisse obscure !…

La voiture roule.

…Ils vont me tuer. Une sueur froide sur le front, je descends de la voiture. Une porte, des cours, des murs et des portes. La prison de Boutyrka m’accueille sous ses voûtes immenses. Et partout des soldats, des soldats, des soldats…

Toute prisonnière qui arrive à Boutyrka commence par entrer dans une chambre où elle doit se dévêtir entièrement. Une gardienne lui tâte les cheveux, lui visite les oreilles et les narines, lui explore la bouche avec les doigts, puis le dessous des bras et l’anus, la fait s’accroupir un certain nombre de fois et termine par une visite gynécologique. On enlève aux vêtements tous leurs boutons, les agrafes, les élastiques ; on fouille toutes les poches, les doublures, puis il faut se rhabiller.

Des couloirs sans fin, des escaliers, à nouveau des couloirs où règne un silence menaçant. Çà et là, on perçoit un léger murmure en provenance d’une cellule. A nouveau, des marches. Le long des escaliers, des fils de fer grillagés partout, pour que personne ne puisse échapper à l’interrogatoire par le suicide. Puis, c’est une porte de fer qui s’ouvre et se referme.

— 

La cellule

Une cellule commune pour femmes. Elle donne l’impression d’un caveau. Pourtant, elle a des fenêtres. Mais, comme toutes les fenêtres, dans toutes les prisons soviétiques, elles ne sont pas condamnées seulement par des barreaux, mais aussi par de grosses planches de bois, si bien qu’on ne peut entrevoir qu’un tout petit morceau de ciel. De gros piliers de pierre soutiennent la voûte où brûle jour et nuit une ampoule électrique. Les murs gris, avec de larges taches d’humidité et de moisissures, abritent des milliers de punaises. Dans un coin, des flasques d’eau sur le sol.

Près de soixante-dix femmes trouvaient place sur des bas-flancs qui occupaient toute la cellule à cinquante centimètres du plancher. Ni couverture, ni matelas ou sac de paille. Quelques privilégiées avaient obtenu l’autorisation d’emporter une couverture au moment de leur arrestation, et se réjouissaient de posséder une telle fortune en cellule. Une puanteur agressive, faite des sécrétions de soixante-dix femmes en sueur, empilées les unes sur les autres, et de l’âcre senteur des murs, prenait à la gorge toute nouvelle entrante.

On ne savait où poser le pied, car chaque centimètre d’espace était occupé par des corps féminins à demi-dévêtus. La cellule, prévue pour quarante-quatre personnes au maximum, avait plus de soixante-dix occupantes ; plus tard, il y en eut quatre-vingts, jusqu’au moment où le nombre des prisonnières se stabilisa à quatre-vingt-quinze.

L’une des prisonnières, qui remplit les fonctions de chef de cellule, doit démêler la pelote humaine pour faire à la nouvelle une place de quarante centimètres environ sur le bas-flanc ; puis on lui donne une cuillère en bois et un quart en fer.

La prison de Boutyrka à Moscou héberge en moyenne trente mille prisonniers. Ce n’est que l’une des cinq grandes prisons de Moscou ; les autres sont : Loubianka (Prison centrale de la N.K.V.D.), Lifortovo (Prison militaire), Navinka et Taganka (maisons d’arrêt). Ces deux dernières renferment aussi des criminels de droit commun en prévention, tandis que les trois autres sont réservées aux prisonniers politiques.

Dans toutes les cellules de Boutyrka, il existe une règle très stricte pour la répartition des places. Celles-ci sont fonction de la durée de détention du possesseur. Les meilleures places, celles qui sont près de la fenêtre, appartiennent à ceux qui sont là depuis le plus long temps. Les nouveaux sont installés près de la porte et de la tinette qui porte dans toutes les prisons russes le nom poétique de « paracba », abréviation du prénom féminin Praskovia. Qu’un prévenu quitte la cellule, sa place sera aussitôt occupée, suivant ce système rigoureux qui tient uniquement compte de la date d’incarcération, et pour lequel ni la maladie ni l’âge ne font exception.

D’une façon générale d’ailleurs, c’est toujours un sujet d’étonnement pour l’étranger que le peu d’égards de l’homme soviétique d’aujourd’hui pour les vieux ou les infirmes. Dans cette dure existence où l’on ne peut survivre que si l’on utilise tous ses moyens avec toute son énergie, personne n’a plus le temps ni la possibilité de se soucier de l’aide à apporter à un voisin aux cheveux blancs. L’éducation de la jeunesse soviétique ne tend pas non plus à réserver une place d’honneur aux vieillards, en tant que tels, indépendamment de leurs mérites personnels.

Dès son arrestation, le prisonnier ne cesse de vivre dans une tension permanente. Aucune explication ne lui est jamais donnée sur ce que l’on veut faire de lui et sur ce qui l’attend. Cette incertitude incessante, ce sentiment d’abandon total à une puissance muette et inquiétante, exercent sur chaque prisonnier l’impression qu’on veut lui faire ressentir : la crainte. À partir de cet instant, il a peur de tout ce qui pourrait modifier sa condition présente. Peut-être sera-ce une amélioration, — mais dans tous les cas il craint le changement. Et la N.K.V.D. joue avec une virtuosité géniale de cet instrument qui s’appelle l’angoisse humaine. Même lorsque le prisonnier n’est pas appelé à l’instruction, on ne le laisse pas en repos. Une fois par mois, au moins, la cellule est tout entière vidée, sous prétexte de visite corporelle, ce que les prisonniers appellent « le bain sec ». Il faut se remettre nu, les derniers malheureux boutons sont arrachés, le cordonnet fabriqué patiemment dans la cellule avec des fils est confisqué, ainsi que les aiguilles qui sont faites dans toutes les cellules de femmes avec des dents de peigne. Une autre fois, on procédera à la prise des empreintes digitales ou à la photo anthropométrique. Deux opérations dont la plupart des femmes reviennent en larmes. L’effectif des cellules communes est périodiquement modifié par une répartition dans d’autres cellules.

Une perpétuelle méfiance règne entre les prisonniers, car il y a dans chaque cellule une personne au moins chargée de rapporter au juge d’instruction les propos de ses compagnons. Ces mouchards ont également pour mission de persuader leurs co-détenus de signer au plus vite l’interrogatoire puisque toute résistance est sans effet.

Les prisonniers qui subissent un interrogatoire particulièrement sévère (lisez : torture) sont incarcérés dans de petites cellules individuelles ou à deux, que ce soit dans la prison de Loubianka, de Lifortovo ou dans la « section spéciale » de Boutyrka. Mais il y a toujours quelques victimes ensanglantées ou bleuies de coups de l’interrogatoire de longue durée (surnommé « le convoyeur »), à titre de démonstration dans les cellules communes, pour indiquer au nouveau venu que les menaces du juge d’instruction ne sont pas un vain mot. L’attente du premier interrogatoire, qui peut durer des mois, est un procédé qui démoralise complètement le prisonnier. A la tranquille assurance de l’innocent qui était la sienne lorsqu’il entra en cellule, a succédé l’insomnie hystérique de celui qui attend et qui, toutes les nuits, au moindre bruit, au moindre appel, subit l’impression d’une décharge électrique.

J’ai séjourné sept mois et demi dans différentes cellules communes sans être appelée une seule fois à l’instruction, sans même que l’on me fasse subir l’interrogatoire d’identité. Tout d’abord, j’attendais à chaque minute que l’on découvre que mon arrestation n’était qu’un malentendu. Je me suis décrit dans tous leurs détails toutes les excuses qu’on allait me faire pour cette regrettable erreur, d’autant plus regrettable qu’elle était commise aux dépens d’une étrangère.

Je fis savoir à Vychinski, à cette époque Procureur Général de l’Union Soviétique, qu’il était anticonstitutionnel de maintenir quelqu’un en prison plus de six mois sans lui faire connaître les motifs de l’accusation. La lettre resta évidemment sans réponse.

C’est pourquoi je ne manquai pas de loisirs pour refaire la route qui m’avait finalement amenée dans cette prison.

— 

Pourquoi je suis venue en U.R.S.S.

J’avais neuf ans lorsque j’entendis parler de la Russie pour la première fois. Une dame, qui ne devait pas être très bien informée, me parla d’un pays où il n’y avait ni riches ni pauvres, où tous les hommes travaillaient, et où tout le monde gagnait assez pour s’acheter de quoi manger et s’habiller.

— Est-ce que cela te plaît ? me demanda-t-elle pour finir.

— Non, cela ne me plaît pas, lui répondis-je après avoir pris le temps de réfléchir.

— Pourquoi ?

— Parce qu’alors on n’a plus d’argent pour faire des cadeaux.

Quand j’eus onze ans, mon père nous parla, à mon frère et à moi, des enfants d’ouvriers belges qui retiraient la dernière pièce de monnaie de leur tirelire pour secourir les enfants russes affamés. Nous l’écoutâmes sans partager son enthousiasme et sans éprouver aucun désir de casser notre tirelire. Que pouvions-nous savoir de la Russie et de sa famine ? Déçu par notre réaction égoïste, mon père quitta la chambre en silence. Je n’ai jamais oublié son regard désappointé, quoique je compris beaucoup plus tard ce qui s’était passé en lui ; il devait y avoir quelque chose de défectueux dans l’éducation classique, sûre d’elle-même, bourgeoise, que nous recevions, puisqu’elle faisait de nous des enfants impassibles devant la souffrance d’autrui qui nous restait si totalement inaccessible.

A quatorze ans, j’étais la première à rire avec mes camarades d’école d’une institutrice qui avait participé à la manifestation ouvrière du 1er Mai. Parcourir la ville dans un tel cortège, c’était ridicule ! Ce que signifiait ce cortège, nulle de nous n’y pensait. Mais cela ne m’empêchait pas de compatir à la douleur des femmes de pêcheurs hollandais que je vis au port pendant les tempêtes de novembre, alors qu’elles attendaient anxieusement et souvent en vain le retour de leurs hommes.

A un ami qui me demandait si j’avais lu un certain article dans le journal, je répondis avec toute l’assurance de mes seize ans : « Un journal, qu’ai-je à faire d’un journal ? Ils sont tous plus écœurants les uns que les autres ! »

Mes vues politiques se limitaient à deux points essentiels : abolition de la guerre et abolition de la peine de mort. Pour le reste, je me nourrissais, suivant les moments, de J. Wassermann, Dostoïevsky, Rilke et Stefan George.

Après mon baccalauréat, je répondis à mon directeur qui s’enquérait de la profession que j’allais suivre, que j’hésitais encore entre les études philosophiques et médicales. Il me dit en souriant : « Bon ! Alors j’inscris : — Editeur d’une revue pacifiste », ce que la classe accueillit avec un rugissement d’approbation.

1931, l’année où je commençais mes études de médecine à Berlin, voyait se manifester une tension politique extrême parmi les étudiants. La tour d’ivoire que j’habitais jusque-là si tranquillement en Hollande ne devait pas y survivre. Je fus amenée à fréquenter des étudiants qui devaient gagner l’argent de leurs études.

Ils parlaient sans cesse d’un Etat où tout homme capable pouvait étudier gratuitement, et cet Etat s’appelait la Russie des Soviets. (En 1942, la gratuité de l’enseignement pour les études supérieures fut abolie en U.R.S.S.) On tenait des discussions sans fin sur le problème de l’amour libre et le droit de la femme à l’avortement. Il y avait un Etat qui garantissait ce droit à la femme, et cet Etat s’appelait la Russie des Soviets. (En 1935, une loi interdit l’avortement en U.R.S.S., tandis qu’un article 148 le condamnait à huit ans de camp ; si l’avortement était tenté après quatre mois et demi de grossesse, il était assimilé au meurtre et la femme était alors condamnée à dix ans, en application de l’article 136. La complicité dans un acte d’avortement était punie de huit ans. Plus tard, j’ai rencontré dans un camp une femme qui s’était fait avorter mais qui était à nouveau enceinte lorsque le fait fut découvert ; cet enfant-là, elle l’avait voulu parce que ses conditions de vie s’étaient modifiées. Elle fut arrêtée. L’enfant naquit en prison. Elle fut condamnée à huit ans de travaux forcés. Lorsqu’elle quitta la prison pour le camp, l’enfant lui fut pris pour être remis à sa famille. Le nourrisson ne supporta pas la séparation brutale d’avec sa mère et succomba. Au camp, elle ne cessait de se dire : ils m’ont infligé huit ans pour un enfant qui n’est pas né, mais ils m’ont pris mon enfant vivant pour le faire mourir…)

Pendant les vacances universitaires, je travaillai à l’hôpital municipal de Berlin et vis pour la première fois de près la misère humaine. Avec d’autres étudiants qui s’occupaient de l’enfance, j’entrai dans les maisons de chômeurs dont les enfants devaient recevoir une distribution de lait. Aujourd’hui encore, je vois les six petits enfants d’un chômeur épileptique — l’aîné avait peut-être dix ans — avec leurs tête maladives, leurs jambes rachitiques et les regards muets et méfiants de leurs figures blêmes.

Celui qui avait regardé une fois en face l’injustice sociale ne pouvait plus l’oublier, surtout dans ces années 1931-1932 à Berlin. Dans toutes les rues, des chômeurs ; dans tous les coins, des discussions politiques.

Ce qui m’amena au socialisme, ce fut d’abord une réaction purement émotionnelle qui fut par la suite renforcée par des écrits théoriques. Le monstre nazi, avec son idéologie haineuse, se faisait chaque jour plus menaçant, tandis que le gouvernement social-démocrate reculait pas à pas. Il était impossible pour tout individu pensant de ne pas prendre position. J’entrai dans le « Groupe des Etudiants Rouges ».

Je croyais défendre un ordre social qui, au lieu de favoriser une couche privilégiée, améliorerait le niveau de vie du peuple par la nationalisation des moyens de production et du sol, et par l’utilisation de la technique moderne au profit de la masse ; un ordre social qui garantirait, grâce à la technique, la journée de travail de six heures, et la semaine de cinq jours (réalisations de la révolution russe depuis longtemps abolies en U.R.S.S.), tandis que le reste du temps serait consacré au développement de la personne humaine ; un ordre social qui bannirait la guerre de son idéologie, car il se sentirait lié aux masses populaires du monde entier, l’emploi de la force n’étant concevable que dans une période de transition et uniquement contre ceux qui veulent s’opposer à lui par la force ; un ordre social basé sur l’élection par le peuple de représentants aptes à occuper les postes de responsabilité, tandis que les incapables se verraient privés de leurs postes par l’utilisation du droit de vote populaire ; un ordre social qui donnerait aux artistes, aux architectes, aux savants, des conditions de vie telles que, débarrassés du souci du pain quotidien, ils puissent avoir le plein emploi de leurs capacités artistiques ou scientifiques ; un ordre social enfin, dans lequel le crime n’aurait plus sa place, parce que tous les hommes se verraient garantie une vie décente, et où le criminel, en tant qu’héritage d’un ordre social antérieur, serait beaucoup moins puni que rééduqué, parce qu’il serait admis que le criminel-né ne représente qu’un cas pathologique d’un infime pourcentage.

C’était et c’est encore ma conception du socialisme ; c’est pour la défendre que j’ai quitté l’Allemagne en 1933, et c’est elle qui m’a amenée en 1937 en U.R.S.S. où je fus arrêtée après deux mois de travail aux Editions du Livre Etranger (j’avais abandonné mes études de médecine que j’avais tenté de continuer en Italie, jusqu’en 1934, faute de recevoir d’Allemagne les papiers nécessaires).

Le chemin politique qui m’avait menée en U.R.S.S. était clair et sans détour. Ni mon attitude, ni mes propos, ni mes intentions ne pouvaient donner prétexte à une arrestation. Mon unique faute était la naïveté sans bornes avec laquelle j’avais cru à la réalisation de mon idéal en U.R.S.S.

Maintenant que je suis rentrée de l’Union des Soviets, l’idéal socialiste me paraît encore le seul qui puisse résoudre le problème social et fournir la garantie que l’on cessera de recourir à la guerre dans l’avenir. Mais maintenant je sais que l’Union des Soviets n’a absolument rien à voir avec la réalisation de cet idéal. L’U.R.S.S. a compromis cet idéal devant le monde entier ; elle l’a traîné dans le sang. Celui qui veut le socialisme ne peut pas être du côté de l’Union des Soviets. Car l’on ne peut pas se déclarer solidaire de la mise en esclavage de millions d’innocents et prétendre en même temps que l’on veut le bonheur de l’humanité souffrante.

Mais je ne le savais pas à l’époque. A l’époque, j’étais en cellule dans un désarroi total et j’attendais.

Et je subissais ce que des milliers de femmes subissaient dans cette prison. J’allais de cellule en cellule ; j’apprenais la langue de mes compagnes ; j’étais informée de leur histoire et, avec chaque histoire nouvelle, c’était un peu d’écaille qui tombait de mes yeux, jusqu’au moment où je me rendis compte, ce que je ne voulais pas saisir jusqu’alors, que tous ces gens étaient aussi peu coupables que moi. Et c’est alors que ma souffrance personnelle se fondit dans la grande souffrance générale.

Il est impossible de reproduire toutes les accusations grotesques qui servent à jeter des, hommes en prison en U.R.S.S. Chacun des cas consignés ici est, avec de petites variantes, le cas de milliers et de dizaines de milliers d’infortunés citoyens soviétiques.

— 

Mes compagnes de cellule

Près de la moitié des emprisonnées de 1937-1938 étaient membres du Parti ou des Jeunesses Communistes. Les trois quarts étaient membres du Parti Russe, tandis que les autres appartenaient aux partis polonais, letton et allemand. Il y avait aussi des représentants de la Hongrie et de la Roumanie. Le reste se composait de femmes appartenant à toutes les couches de la population. Soit qu’elles fussent des épouses de personnalités plus ou moins éminentes, soit qu’elles aient été arrêtées à la suite de dénonciations.

Mme Rakowski, la femme de l’ambassadeur soviétique Rakowski, roumaine d’origine, une femme malade aux cheveux blancs, tombait en syncope presque toutes les semaines. Sa voisine de cellule, l’imposante Mme Obolenski, aux yeux noirs et aux beaux cheveux bruns, était la femme du prince Obolenski qui, en raison de sa haute position dans l’Etat Soviétique, avait eu pendant de longues années l’audience de Staline. Il y avait aussi une personne maigre, élancée, nerveuse, une ancienne étudiante en philosophie, la femme d’Alexandre Serebrovski, le chef d’un trust métallurgique géant, responsable de toute la production de cuivre du pays. Il y avait une blonde maquillée, bien en chair, qui trottinait à travers la cellule sur ses talons hauts, la femme de Zilko, un chef militaire connu. Elle se couvrait les joues de poudre dentifrice, faute de poudre de riz, quand elle était appelée à l’instruction — mais cela ne lui servit à rien, car elle fut condamnée à huit ans de camp comme toutes les autres, en tant que membre de la famille d’un ennemi du peuple. Rebouchowa, la femme d’un haut fonctionnaire, une quinquagénaire qui gardait encore les traces de son ancienne beauté, se tordait avec des cris de douleur sur le bas-flanc en proie à des crises de coliques hépatiques. Lisa Geller, collaboratrice de la représentation commerciale de l’U.R.S.S. à Berlin, ne cessait de pleurer à la pensée des deux petits enfants qu’elle avait dû abandonner. Mme Mejlaouk, la première épouse du ministre de ce nom, était une femme de quarante ans environ avec un visage fermé, sévère, toujours maîtresse d’elle-même et fanatiquement communiste. Condamnée à huit ans de camp pour présemption d’espionnage, elle devait mourir de dysenterie en 1938 au camp de transit de Vladivostok. La femme de Kossior, qui avait accompagné son mari en mission à Berlin, tenta de se suicider sans y réussir dans la nuit de sa condamnation. Elle fut condamnée à dix ans de camp pour activité contre-révolutionnaire et les accomplit dans un camp sibérien aux environs de Mariinsk. Voronova, commissaire adjoint de l’industrie légère, était une ancienne ouvrière du textile qu’un travail acharné et un dévouement sans limites avaient menée à ce poste. Elle fut condamnée à dix ans de prison pour activité contre-révolutionnaire. Elle n’avait pas voulu se remarier en souvenir de son mari : pendant la guerre civile, celui-ci s’était réfugié dans une écurie avec ses soldats. Les Blancs les avaient encerclés et brûlés vifs.

La secrétaire de Stassova, dirigeante du Secours Rouge International, s’appelait Schouvalova. Quand elle entra dans la cellule, elle n’adressa la parole à personne et ne répondit pas davantage à nos questions sur les événements d’Espagne, car elle nous tenait toutes pour des contre-révolutionnaires avérées, elle seule étant innocente. Elle fut condamnée par le tribunal militaire à quinze ans de privation de la liberté à Kolyma (nord-est de la Sibérie), où elle mourut au début de la guerre.

Irina Kun, épouse du célèbre révolutionnaire Bela Kun, fut condamnée pour présomption d’espionnage à huit ans de camp. On l’envoya à Kolyma. Faible et malade, elle y devint incapable du moindre travail et fut finalement transférée dans un camp d’invalides en Sibérie (Mariinsk).

Ces noms ne donnent qu’un faible aperçu de toutes les révolutionnaires ou femmes de révolutionnaires que j’ai rencontrées en prison et dans les camps. Toutes, après des interrogatoires plus ou moins cruels, avaient été condamnées à de longues années d’emprisonnement. Peu importait si elles avaient pris ou non le parti de leur mari, si dans les dernières années précédant l’arrestation elles avaient ou non vécu avec lui, si elles étaient ou non divorcées, si elles avaient ou non des enfants, si elles étaient ou non enceintes au moment de l’arrestation, ou même si leur époux était mort plus d’un an avant l’arrestation de sa femme, comme ce fut le cas de la ballerine Lercher, du Grand Théâtre de Moscou. Cette danseuse ravissante, d’une haute culture, n’avait absolument rien à voir avec la politique. Elle s’était mariée avec un commissaire du peuple à l’Industrie légère qui se suicida peu après le premier grand procès de Moscou, en 1936. Après sa mort, il fut accusé de trotzkysme. Un an plus tard, la Lercher fut arrêtée sous l’inculpation de trotzkysme et condamnée à huit ans de camp, à cause d’un homme qui avait occupé une situation brillante jusqu’au moment de sa mort, et qui ne fut accusé de trahison que par la suite alors qu’il n’avait plus la possibilité de se défendre.

C’était très émouvant de voir cette femme pour qui la perte de sa souplesse eût signifié la perte de son métier, et par la même de sa raison de vivre, s’efforcer, en se cachant derrière nous, de faire de la gymnastique et des exercices de danse, ce qui était sévèrement interdit. Les yeux pleins de tristesse et de résignation, elle esquissait avec une légèreté ensorcelante des figures et des pirouettes sur des planches qui, cette fois, ne représentaient plus le monde mais la cellule de la prison.

Une source inépuisable de joie nous était fournie par la prévenue Bertha Alexandrovna B. Il était impossible d’imaginer quelqu’un de plus débonnaire que cette femme myope, exubérante, et que des hanches débordantes rendaient très encombrante. Elle entrait perpétuellement en conflit avec le chef de cellule parce qu’elle était incapable de contrôler ses accents chaleureux quand elle cherchait à encourager et à consoler, tandis qu’elle avait le visage à quelques centimètres de son interlocutrice pour pouvoir reconnaître ses traits. On lui avait, bien entendu, retiré ses lunettes, car il y avait toujours à craindre qu’on se coupât les veines.

Après l’appel du soir, tandis que chacune installait sa tête avec difficulté entre les pieds d’une senteur douteuse de ses deux voisines (nous nous couchions de façon à ménager la place, ce qui faisait que l’une avait la tête au mur et l’autre les pieds) — l’on entendait encore longtemps le murmure de Bertha Alexandrovna parlant avec sa voisine, car, comme beaucoup d’autres, elle était en proie à l’insomnie. De temps à autre, quelqu’un parcourait, par-dessus les corps étendus, le difficile chemin menant à la tinette. Nous attendions, avec impatience, le tour de Bertha. Finalement, elle se levait lentement et majestueusement. Longtemps, elle cherchait en hésitant et sans bouger la place libre qui lui permettrait de faire le premier pas. Puis, sa jambe levée s’étalait menaçante sur les dormeuses paisibles. Les yeux myopes semblaient avoir trouvé quelques centimètres de place libre et la jambe s’abaissait. Le cri angoissé de la première victime suivait. Bertha, qui était remplie d’égards pour ses compagnes, murmurait, très gênée, une excuse. Ce premier pas était suivi d’un autre, avec le même cérémonial, la même certitude qu’elle avait découvert, cette fois, un espace vraiment libre, et chaque fois, avec la même sûreté, sa jambe s’abattait sur la tête ou le ventre d’une dormeuse. Dix pas — dix cris effrayés — soupirs, jurons, imprécations, et rarement une main secourable qui évitait à la grosse femme de perdre son équilibre — c’était très comique et très triste.

Tous les matins, elle profitait du court tumulte précédant la toilette pour faire un peu de culture physique, ce qui était interdit. Elle n’arrivait pas à se faire à cette interdiction, car même au temps des Tsars où elle avait séjourné en prison, elle avait été autorisée à faire sa gymnastique quotidienne. Elle avait été autrefois socialiste-révolutionnaire active, comme son mari, qui, cette fois encore, avait été arrêté en même temps qu’elle, quoique tous deux aient cessé toute activité politique depuis l’instauration de l’État Soviétique. Pour que leurs deux fils ne soient pas mêlés au conflit, les parents s’étaient abstenus de toute influence politique sur eux, si bien qu’ils avaient fréquenté l’organisation enfantine des « Pionniers », puis celle des jeunes, « Le Komsomol », à laquelle ils avaient adhéré. Ils étaient tous deux de jeunes ingénieurs lorsqu’ils avaient été arrêtés en 1937, comme fils de leurs parents.

Malgré cette tragédie personnelle, elle conservait toujours un grand intérêt pour les autres hommes, pour les autres pays, pour l’art et la littérature et pour la poésie en particulier.

Cette catégorie de révolutionnaires à la culture universelle a pour ainsi dire disparu de Russie. Ses derniers représentants ont été ensevelis en 1937 et 1938 derrière les murs des prisons.

L’étranger qui a toujours tendance à se représenter les Russes comme un composé de Dostoïevsky et de Gorki sera amèrement déçu. La quête de la connaissance, la recherche de la vérité, du sens de la vie, sont totalement étrangères aux jeunes générations qui sont passées par l’école des organisations communistes de la jeunesse. Tous les problèmes sont d’avance résolus, pour chaque question il y a une réponse standard, et le langage de cette jeunesse, si mentalement pauvre, est abondamment pourvu de phrases toutes faites. Les citations de Staline tiennent lieu de pensées personnelles ; les éditoriaux de la Pravda, de jugement propre. Ils sont sûrs d’eux-mêmes et satisfaits d’eux-mêmes, car chez eux tout est grand : le pays, la puissance, le chef… (mais aussi la misère et l’oppression — mais ils ne le savent pas, car ils n’ont jamais rien connu en dehors de la vie soviétique)… Cette jeune génération regarde les générations plus vieilles sans chaleur. Elles ne peuvent pas se comprendre. Toute expression qui n’entre pas totalement dans le cadre de la conception stalinienne et préfabriquée du monde ne fait pas l’objet d’une argumentation, mais d’une méfiance et d’une suspicion telles qu’elles enlèvent tout désir de discussion.

Il y avait dans notre cellule un grand nombre de jeunes communistes. Pour elle, Mme B., qui parlait plusieurs langues étrangères et qui était capable de s’enthousiasmer sur les sonnets de Michel-Ange autant que chacune d’entre elles sur les résultats douteux du plan quinquennal, était un objet de considération méfiante. Pour les hommes primitifs, l’étranger s’identifie rapidement à l’ennemi. Les conceptions, les sentiments et le savoir de Mme B. leur étaient étrangers. Et cela suffisait pour que cette femme, qui avait passé plusieurs années dans les geôles tsaristes, fût considérée par les jeunes comme une ennemie.

Les êtres comme Bertha Alexandrovna étaient doublement isolés. Isolés comme tout prisonnier et isolés dans la masse des prisonniers. Il me fut donné de la rencontrer plus tard dans un camp de Kolyma au cours de la dixième année de notre emprisonnement. Les cheveux légèrement gris étaient devenus blancs, la peau superflue pendait en sacs de chair molle et la femme amaigrie qui levait péniblement chaque soir ses jambes mortes de fatigue ne pensait plus à la gvmnastique, pas plus qu’aucune d’entre nous, car tout mouvement était le prix d’un effort. Elle ne parlait plus de poésie, aucune flamme ne brillait plus dans ses yeux, ses yeux eux-mêmes n’exprimaient plus que la détresse. Son mari était mort au camp, son fils aîné était mort, elle ne savait rien du sort du plus jeune. Elle allait être libérée bientôt. Libre comme un chien oublié sur une tombe.  (…)

L’activité débordante du N.K.V.D. atteignit alors [en 1937], sur l’ordre de Staline, son point culminant. Iejov, successeur de Yagoda, avec la collaboration du Procureur Général de l’U.R.S.S. (à l’époque : Vychinsky), jeta des millions d’hommes et de femmes dans des milliers de prisons.

L’élite des intellectuels russes fut anéantie entre 1937 et 1939. Tous ceux qui étaient capables de penser par eux-mêmes, tous ceux qui savaient encore ce que le mot socialisme signifiait réellement, qui voulaient réaliser cet idéal, tous ceux qui ne se contentaient pas d’une caricature de la liberté, ne perdirent pas seulement toute influence : ils furent liquidés.

Le Code pénal fut renforcé. Jusqu’en 1937, la peine privative de liberté ne pouvait dépasser dix ans : elle fut portée à vingt-cing ans. La peine de mort fut maintenue (1). On cessa de libérer préventivement les prisonniers dont le rendement au travail était excellent, comme on l’avait fait jusqu’alors. Le traitement, le ravitaillement et l’habillement des prisonniers empirèrent d’une façon indicible.

Garanine, digne compagnon du meneur de jeu de Moscou, fut nommé à Kolyma en 1938, à la place de Bersine. Aujourd’hui encore, les prisonniers pâlissent en entendant son nom.

La « population » de Kolyma augmenta de façon inouïe. Chaque année plus de cent mille prisonniers y furent transférés, pour la plupart, cette fois, des éléments « contre-révolutionnaires », c’est-à-dire des hommes dont la majeure partie n’était pas habituée au travail physique.

Des savants, des artistes, des militants politiques, des pédagogues, des directeurs d’entreprises industrielles ou commerciales, des fonctionnaires, effectuaient tous les matins le trajet de la misère vers les mines d’or.

Garanine prit dans ses mains meurtrières la charge de liquider des milliers d’intellectuels. Désormais, il n’y eut plus de fourrures pour les prisonniers. Les vestes et les pantalons molletonnés, qui ne tardaient pas à se déchirer et à se fendre sur leur maigre détenteur, formèrent tout l’habillement. Les bottes de feutre furent remplacées par des espèces de chaussures à base de toile de lin et il n’y eut bientôt plus un travailleur des mines d’or qui n’eût les pieds gelés. Mais, comme dit le proverbe russe : « Celui qui est en train de perdre la tête ne pleure pas après ses cheveux », et là, la tête était vraiment en jeu. Le pain constituait l’élément essentiel des lamentables rations de famine, pauvres en corps gras, des prisonniers. Mais, dans tous les camps, la quantité de pain était proportionnelle à la quantité de travail fourni. Suivant l’accomplissement, le moindre accomplissement ou le dépassement de la norme de travail, on recevait une plus ou moins grande quantité de pain. Le rendement était mesuré par des « brigadiers » (chefs d’équipe) libres ou par des criminels qui étaient par préférence placés à cet emploi. La coutume générale des brigadiers est d’inscrire à l’actif des criminels une norme supérieure que l’on soustrait du compte des contre-révolutionnaires. Les brigadiers sont soudoyés par les criminels, tandis que les contre-révolutionnaires n’ont pas le moyen de le faire. Même avec des comptes correctement tenus, la somme de travail exigée dépassait les capacités physiques d’un homme peu habitué au travail manuel, si bien que la norme était difficile à atteindre. On ne tardait pas à se trouver dans un cercle vicieux. Dès l’instant que le travail n’était pas fourni à 100 %, on ne recevait pas une ration de pain complète. Un corps sous-alimenté est encore moins en mesure de fournir le travail demandé, d’où une diminution correspondante de la ration de pain. Si bien qu’à la fin, la faiblesse devient telle qu’il faut vous pousser à coup de crosse du camp aux mines. Au fond du puits, on est trop faible pour charger le chariot, trop faible pour le pousser, trop faible pour manier le marteau pneumatique, trop faible pour se défendre lorsque un droit commun vous enlève d’un coup de poing en plein visage le morceau de pain qui doit faire toute la journée. On emploie ses dernières forces à découvrir un coin caché où l’on échappera aux imprécations des sentinelles, aux poings nus du brigadier, à son pressant « Davaï, davaï » (allez, allez), jusqu’au moment où le froid glacial vous apportera charitablement la seule chose à laquelle vous aspirez encore : le repos, le sommeil, la mort.

Garanine trouvait cependant que cette façon de liquider « les ennemis du peuple » n’était ni assez radicale ni assez rapide. Il se rendait lui-même de camp en camp et se faisait remettre la liste des contre-révolutionnaires. Dès qu’il tombait sur un nom marqué d’un K.R.T.D. (activité trotzkiste contre-révolutionnaire), il demandait :

— Est-ce qu’il remplit la norme ?

La plupart n’étaient pas en mesure de le faire. Lorsqu’ils rentraient de la mine, ces malheureux étaient appelés pendant l’appel du soir. Il les accusait d’être des saboteurs qui continuaient leur criminelle activité trotzkiste contre-révolutionnaire dans le camp. Il les faisait mener à l’extérieur où ils étaient fusillés en sa présence sur une place à quelques kilomètres de là.

Cela ne lui suffisait pas. Il faisait aussi monter nuitamment dans des camions des milliers « d’ennemis du peuple » extraits de tous les camps de Kolyma, pour les enfermer dans une prison.

Cette prison, appelée « Serpantinka », se trouvait en pleine forêt, à six cents kilomètres environ à l’ouest de Magadan. C’est certainement l’un des endroits les plus sinistres de l’Union Soviétique. La glace et la neige, les montagnes et les forêts étaient les seuls témoins des derniers râles des gens torturés, de leurs derniers cris d’angoisse avant qu’on les abatte.

Rares étaient les heureux qui pouvaient retourner au camp de travail avec une simple augmentation de peine de dix ans qui s’ajoutait à leur condamnation. Plusieurs années après, leur terreur restait encore si grande qu’ils n’osaient pas confier à leurs camarades de captivité le moindre détail sur le caractère inhumain de ce qu’ils avaient vu et enduré. Et, s’ils le faisaient finalement, leurs yeux ne cessaient de guetter à la ronde s’il n’y avait pas un mouchard dans les environs, avant de raconter à voix basse et en quelques mots seulement comment, en 1938, dans la prison de Serpentinka, sur l’ordre du communiste Garanine, des milliers d’innocents avaient été torturés jusqu’à la mort, avaient été assassinés.

En confrontant les informations, il apparaît que Garanine a au moins 26.000 morts sur la conscience. Il fallut la mort de 26.000 innocents en un an pour que Moscou, alerté par un rapport alarmant de quelques collaborateurs de Garanine, se vit forcé d’intervenir. Garanine fut rappelé. Selon les uns, il aurait été condamné à quinze ans de camp ; selon les autres, il aurait été fusillé. La plus grande partie des condamnations qu’il avait prononcées furent annulées. Un certain pourcentage de condamnés dut cependant accomplir, malgré toutes les protestations écrites et les requêtes, les dix ans qui leur avaient été infligés, sans qu’aucune explication soit donnée. Ils sont encore en train de purger cette peine, s’ils sont vivants.

En même temps que Garanine, disparut son chef hiérarchique de Moscou, Iejov, qui porte, lui aussi, la responsabilité d’avoir fait condamner des millions d’innocents, non sans que le chef de l’État en ait connaissance. (…)

ELINOR LIPPER

Notes

(1) Jusqu’en 1947, date de son abolition. Elle devait être rétablie par décision du présidium du Soviet suprême le 13 janvier 1950. Inapplicable dans le cas d’un crime de droit commun, elle concerne uniquement « les traîtres, les espions et les saboteurs ». (N. d. T.)


Onze ans dans les bagnes soviétiques

TABLE DES MATIERES

PREMIERE PARTIE

Premier Chapitre : Comment cela a commencé..… 10
1937 à Moscou…………………………….. 10
L’arrestation ……………………………… 11
Transfert ………………………………… 12
La cellule………………………………… 13
Pourquoi je suis venue en U.R.S.S…………… 16
Mes compagnes de cellule…………………… 20

Deuxième Chapitre : Dans l’engrenage de la machine
à condamner
……………………………. 25

Le soir en cellule………………………….. 25
La grève de la faim……………………….. 26
La mère………………………………….. 28
La procédure……………….. 31
Les juges, eux aussi………………………… 38
« Le convoyeur », interrogatoire de longue durée. 40
Les Bottes………………………………… 42
Les Trotzkistes……………………………. 44
Une mère communiste……………………… 48
Anna est jugée, et moi aussi………………… 54
L’Organisation des Enfants………………….. 65

Troisième Chapitre : Etapes…………………… 69
Le transport………………………………. 69
Arrivée à Vladivostok………………………. 75
Le camp de transit de Vladivostok…………… 78
Les bateaux………………………….. 82

Quatrième Chapitre : Kolyma…………………. 88
Arrivée à Magadan…………………………. 88
Quelques considérations sur le développement de Kolyma :
Bersine, Garanine, Vichnevetzki,
Nikichov……………………………….. 89
Et ce que Henry A. Wallace en dit………….. 101

Cinquième Chapitre : Le camp de femmes……….. 104
Voyage dans la taïga……… 104
Le combinat des enfants……………………. 107
L’internat de Talon………………………… 109
Le camp de femmes de Elgen……………….. 110
La tempête de neige……………………….. 120

Sixième Chapitre : Nonnes, voleurs, spéculateurs…
amour
……………………. 125

Article 124 de la Constitution de l’U.R.S.S……. 125
Criminels et politiques…………………….. 128
La corruption……………………………… 132
Chouroup ………………………………… 135
Kolyma et l’amour…………………………. 137

Septième Chapitre : Les différents degrés de l’épouvante
………………………………….. 142
La crainte………………………………… 142
Le système……………. 145
Les provocateurs et leurs victimes……………. 152
Le cachot…………………………………. 158

Huitième Chapitre : La vie des esclaves…………. 167
L’argent …………………………………. 167
La ration alimentaire du camp……………… 171
Pour un morceau de pain…………………… 173
Une journée à Elgen………………………. 175
Un jour de repos…………………………. 185
Emulation au travail……………………….. 187
Les conteurs………………………………. 190
Une requête………………………………. 194

Neuvième Chapitre : Maladies, mutilations volontaires,
suicides
…………………………. 197

L’état sanitaire des camps…………………… 197
Les malades………………………………. 204
En quête de l’oubli……………………….. 209
Un garde-malades………………………….. 212
Les médecins libres………………………… 213
Les mutilations volontaires………………….. 219
Suicide ………………………………….. 222
La morgue………………………………… 223

Dixième Chapitre : La tradition des villages de
Potemkine
………………………………… 228

Wallace à Magadan………………………… 228
Deviatka …………………………………. 230
Article 119 de la Constitution de l’U.R.S.S……. 231

Onzième Chapitre : Après la guerre……………. 233
Les « supplémentés »………………………. 233
Après la libération………………………… 236
La meule tourne toujours…………………… 238
Dernière rencontre avec les prisonniers de Kolyma. 240
Le récit d’une juive de Lithuanie……………. 242

Douzième Chapitre : Le voyage de retour……….. 246
Sur le bateau……………………………… 246
Boukhta Nakhodka…………………………. 247
Le wagon-prison……………………………. 249
Vladivostok ………………………………. 251
Khabarovsk ………………………………. 253
Irkoutsk …………………………………. 254
Novosibirsk ………………………………. 255
Tchèliabinsk ……………………………… 258
Sol Iletsk…………………………………. 259
Aktioubinsk ……………………………… 261
Dans un camp nazi…………………………. 262
Brest-Litovsk ……………………………… 264
La fin……………………………………. 265

Tableau chronologique de mes prisons et de mes
camps (1937-1948)………………………… 267