Dictature et liberté en Russie

Par Luigi Fabbri
(1920)
Ed. du Monde Libertaire (1986)

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Luigi FABBRI

Dictature et liberté en Russie

suivi de La peur de la liberté

(Extraits de Dictature et Révolution, 1920. – Ed. du Monde Libertaire, 1986, pp. 71-99, 219-232.)

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Début du chapitre « Dictature et liberté en Russie » :

« Cette pénurie d’information sur l’état de la liberté en Russie autorise, de par elle-même, la suspicion ; on peut très bien penser que non seulement la liberté des bourgeois et des contre-révolutionnaires soit réduite à des proportions minimes mais aussi celle des prolétaires et des révolutionnaires. Pas mal de choses ont été racontées par la presse conservatrice et réactionnaire de l’Europe occidentale à ce propos. Si celles-ci sont vraies, on pourrait penser qu’il n’existe actuellement de par le monde aucun gouvernement plus tyrannique que celui de Lénine. Bien sûr, nous refusons, nous, délibérément, de tenir compte de ces témoignages, car nous en connaissons la tendance diffamatoire ; mais nous ne pouvons cacher notre étonnement sur un fait : la presse socialiste, sans doute la mieux renseignée, ne se soucie aucunement de démentir ces calomnies (si calomnie il y a), tandis qu’elle a su, à coup sûr, en démentir tant d’autres. […] » (Luigi Fabbri)


Lire la présentation du livre, la préface de Stéphane Carel et la table des matières ci-dessous.

Quatrième de couverture :

Périodiquement, le même espoir illusoire renaît pour des révolutions confisquées par des communistes dictatoriaux et sanguinaires. Hier, l’U.R.S.S., la Chine, le Vietnam, Cuba… Aujourd’hui, le Nicaragua ? Dictature et Révolution, oeuvre majeure de Luigi Fabbri, est considéré comme une réponse au livre de Lénine L’Etat et la Révolution. C’est également l’occasion de constater qu’en 1920, on pouvait posséder toutes les informations nécessaires à la compréhension exacte de la révolution russe. Le stalinisme n’est donc pas un accident de parcours, mais le fruit logique d’une nouvelle intolérance : le communisme étatique. Fabbri pose le problème de toute révolution passée et à venir : celui de l’Etat. Ce livre nous montre bien que ce « monstre froid », selon les paroles de Nietzsche, est à combattre dès les premiers jours de la révolution pour construire une société sans Etat et contre l’Etat.


TABLE DES MATIÈRES

PREFACE . 7
CHAPITRE I. Veille de révolution . 15
CHAPITRE II. Le problème de l’Etat . 31
CHAPITRE III. Du socialisme autoritaire au communisme dictatorial . 51
CHAPITRE IV. Dictature et liberté en Russie . 71
CHAPITRE V. La dictature bourgeoise de la révolution . 101
CHAPITRE VI. Communisme autoritaire et communisme anarchiste . 115
CHAPITRE VII. Le marxisme et l’idée de la dictature . 129
CHAPITRE VIII. Ce qu’est la dictature . 149
CHAPITRE IX. L’enseignement des précédentes révolutions . 161
CHAPITRE X. Le concept anarchiste de la révolution . 183
CHAPITRE XI. Révolution et expropriation . 201
CHAPITRE XII. La peur de la liberté . 219
CHAPITRE XIII. Travail et liberté . 233
CHAPITRE XIV. La défense de la révolution . 249
CHAPITRE XV. La fonction de l’anarchisme dans la révolution . 263


Préface

Pourquoi rééditer ce livre pour la première fois traduit en français ? Est-ce pour sa valeur historique : démontrer la lucidité de Luigi Fabbri en 1920 et prouver ainsi que les anarchistes ont analysé correctement, très tôt, la révolution russe ? Cela pourrait paraître superflu de rajouter un livre de plus à la littérature critique de la révolution russe, à l’heure où l’espoir suscité par l’URSS est bien mort, à part chez quelques fanatiques des partis communistes et d’extrême gauche.

Hélas ! le même espoir renaît, surtout chez les jeunes, pour les révolutions confisquées par des communistes dictatoriaux et sanguinaires, que ce soit en Chine, au Vietnam, à Cuba, etc. Les Lénine et Trotsky portent alors les noms de Mao, Ho Chi-minh ou Che Guevarra. Leurs noms sont scandés dans des manifestations et sujets à bien des louanges. La leçon n’est donc pas comprise tant que l’on peut s’enthousiasmer pour une révolution qui met en place un régime souvent pire que le précédent. D’où l’intérêt de Dictature et Révolution, œuvre majeure de Luigi Fabbri et ouvrage fondamental pour les anarchistes.

Mais en premier lieu, il n’est pas inutile de présenter brièvement au lecteur français l’auteur, Luigi Fabbri. Son nom est lié, dans l’histoire, à celui d’un autre militant italien célèbre, Errico Malatesta, que Luigi Fabbri appelait son « maître en anarchie ». Malatesta a traversé l’histoire de nombreux pays, notamment d’Europe et d’Amérique latine, sur une période qui va de la première Internationale, où il faisait partie de la Fraternité de Bakounine, jusqu’à l’installation du fascisme en Italie où son effigie est brûlée symboliquement par les fascistes. Cette histoire fait de Malatesta l’un des militants les plus importants de l’histoire du mouvement libertaire et des organisations anarchistes.

Lorsque Malatesta est arrêté et mis en détention au cours de l’hiver 1897-1898, apparaît, avec d’autres compagnons anarchistes, Luigi Fabbri pour remplacer ceux qui sont détenus et qui ne peuvent plus assurer la parution d’un journal anarchiste à Ancone, l’Agitazione. Dès lors, Fabbri deviendra un des militants les plus actifs, travaillant avec Malatesta ou le remplaçant lorsque celui-ci est en prison ou en exil. Fabbri, lorsqu’il n’est pas lui-même incarcéré, participe à plusieurs journaux et revues où sa volonté, comme celle de Malatesta, est de convaincre par des arguments simples et réalistes, délaissant les insultes et le ton violent qui avaient trop souvent cours dans le mouvement anarchiste. Ce qui lui donnera l’occasion d’écrire, en réaction, une brochure Les Influences bourgeoises dans l’anarchisme.

Il est, toujours avec Malatesta, un défenseur infatigable de l’organisation anarchiste et un des plus actifs fondateurs, en 1919, de l’Union anarchiste communiste italienne qui deviendra un an plus tard, l’Union anarchiste italienne. Bien avant cela, il avait écrit une brochure L’Organisation ouvrière et l’Anarchie pour intervenir dans le débat entre ceux qui, comme Monate, pensaient que le syndicalisme se suffisait à lui-même, et ceux, comme Malatesta, qui pensaient qu’il fallait une organisation anarchiste spécifique, car le syndicalisme ne réunit pas que des anarchistes. Cela donnera lieu à un beau débat au congrès international anarchiste d’Amsterdam en 1907 (24-31 août).

A ce même congrès, et à celui des Italiens deux mois auparavant, Fabbri présente un rapport, véritable plaidoyer pour l’organisation anarchiste, qui sera édité en brochure : L’Organisation anarchiste[1]. Il y écrit notamment : « On entend dire que l’organisation est une méthode et non une fin ; c’est une erreur. Le principe de l’organisation n’est pas seulement propagé parce qu’en nous organisant aujourd’hui nous pouvons mieux préparer la révolution, mais aussi parce que le principe d’organisation en soi est un des principaux postulats de la doctrine anarchiste. »

Après la guerre de 1914-1918 où il a continué sa propagande antimilitariste, refusant de rejoindre une quelconque union nationale, il est impliqué dans la situation révolutionnaire italienne sans pour cela se désintéresser de la révolution russe. Il fait paraître une brochure Crise de l’anarchisme[2] où l’on retrouve les mêmes préoccupations que dans son livre Dictature et Révolution, concernant la troisième Internationale et le livre de Lénine L’Etat et la Révolution. Il écrira également une réponse à l’ouvrage du grand théoricien bolchevik de l’époque, Boukharine, en reprenant le même titre : Anarchie et Communisme scientifique.

La situation italienne deviendra ensuite préoccupante, avec la répression qui suivra le mouvement des conseils d’usines en 1920 et l’arrivée au pouvoir des fascistes. Fabbri écrira alors La Contre-Révolution préventive dont les analyses sont toujours valables. Refusant en tant qu’enseignant de prêter serment au fascisme, il est contraint de s’exiler ; et peu avant sa mort, en 1935, il écrira un livre sur Malatesta, décédé en 1932 : Malatesta, sa vie et sa pensée ; puis s’occupera de l’édition de ses œuvres complètes.

Incontestablement, Dictature et Révolution est l’œuvre majeure de Fabbri et est considéré comme une réponse au livre de Lénine L’État et la Révolution. Malatesta, le préfaçant, a pu écrire : « La matière du livre est un cas particulier du vieux, de l’éternel conflit entre liberté et autorité, qui a rempli toute l’histoire passée et travaille plus que jamais le monde contemporain, et des vicissitudes desquelles dépend le sort des révolutions actuelles et futures. » Malatesta savait de quoi il parlait, lui qui combattait déjà Marx dans la première Internationale aux côtés de Bakounine.

Ecrivant en 1920, Fabbri devait surmonter plusieurs difficultés. Comment critiquer la révolution russe avec de rares informations, exceptées celles partiales des journaux bourgeois occidentaux, lorsque la coalition des Etats capitalistes fait blocus et envoie des troupes en URSS ? Situation difficile pour ne pas hurler avec les loups et compliquée par celle, révolutionnaire, de l’Italie où il fallait préserver les chances d’unité. Fabbri se voit donc contraint à des précautions de langage tout en essayant de renforcer sa démonstration, ce qui donne lieu quelques fois à des contradictions alors que ses affirmations restent claires et précises.

Le risque encouru est que certains s’appesantissent plus sur ses préoccupations que sur ses affirmations. C’est ce risque qu’il prend lorsqu’il écrit que l’on peut être théoriquement anarchiste et marxiste pour ensuite répéter maintes fois que les anarchistes ne sont pas marxistes. Même risque tactique, suivant en cela Bakounine, lorsqu’il déclare justes certaines idées de Marx comme par exemple le matérialisme historique, alors que c’est justement là le point fondamental d’opposition entre le marxisme et l’anarchisme. Il faut donc que le lecteur fasse bien la différence entre ce qui est commandé par le contexte dans lequel il écrit et les positions de fond ou de principe.

Ce livre est l’occasion de constater qu’en 1920, on pouvait posséder toutes les informations nécessaires à la compréhension exacte de la révolution russe. Fabbri connaissait très bien, malgré ses précautions, la situation faite aux anarchistes depuis la canonnade de leur centre à Moscou, durant la nuit du 11 au 12 avril 1918, et la succession des alliances et des traîtrises envers Makhno et ses partisans.

De même, Fabbri connaissait très bien la situation faite aux socialistes révolutionnaires de gauche ainsi qu’aux autres tendances révolutionnaires. La suppression de la liberté de la presse, des libertés politiques, la prise de contrôle des soviets, la mise en place de la Tchéka et de l’Armée rouge, tout cela il le sait ; tout cela on pouvait le savoir, sans attendre de quelconques rapports.

Tout cela pouvait se savoir, d’autant plus, qu’à côté des calomnies lancées contre leurs adversaires par les bolcheviks et la théorie marxiste, Fabbri pose le problème central, non seulement de la révolution russe, mais de toute révolution passée et à venir : celui de l’Etat. Soviets, constituante, terrorisme, violence, expropriation, ordre et désordre, travail, défense de la révolution : tous ces problèmes sont vus sous l’aspect de l’Etat et de la critique des anarchistes. Fabbri nous montre comment l’Etat ne peut satisfaire la demande des travailleurs et comment il est nécessairement contre-révolutionnaire, quel que soit le parti ou les individus qui sont à sa tête.

Lorsque ce sont des marxistes comme Lénine, Trotsky ou Staline, cela mène tout naturellement à la « dictature du prolétariat ». Pour légitimer cette dictature, les marxistes ont souvent eu recours à des artifices pour prouver que celle-ci n’a rien d’oppressif pour les révolutionnaires et les travailleurs, disant que son modèle était la Commune de Paris et que les suppressions de liberté ne viseraient que les bourgeois. Des anarchistes, oubliant leurs principes, y ont cru.

Dès 1919, Malatesta était intervenu en s’adressant à ces anarchistes qui croyaient que la « dictature du prolétariat » signifiait « tout simplement le fait révolutionnaire des travailleurs qui prennent possession de la terre et des instruments de travail et essaient de constituer une société, d’organiser un système de vie qui exclu la classe exploitante des producteurs ». Malatesta, connaissant le marxisme, leur répondit : « Mais les vrais partisans de la « dictature du prolétariat » ne l’entendent pas ainsi, et le montrent parfaitement en Russie. Le prolétariat y a la même importance que le « peuple » dans les régimes démocratiques : c’est-à-dire sert simplement à cacher l’essence réelle de la chose. En réalité il s’agit de la dictature d’un parti, ou mieux de la dictature des chefs du parti. Et c’est une vraie dictature au sens propre, avec ses décrets, ses sanctions pénales, ses agents exécutifs et surtout sa force armée, qui aujourd’hui lui sert aussi à défendre « sa » révolution contre les ennemis extérieurs, mais qui demain lui servira pour imposer la volonté des dictateurs aux travailleurs, pour arrêter la révolution, consolider les nouveaux intérêts en passe de se constituer et pour fonder contre la masse une nouvelle classe privilégiée. »

Ce n’était pas un procès d’intention, c’était constater les conséquences pratiques d’une théorie qui sera d’ailleurs confirmée un an plus tard dans l’Avanti !, journal du Parti socialiste italien soutenant le régime bolchevique où il est écrit : « En Russie, sous le régime soviétique, le parti dirige véritablement toute la politique de l’Etat, et toute l’activité publique, tant des individus que des collectivités, est subordonnée aux décisions du parti, de sorte que la dictature du prolétariat est vraiment la dictature du parti et par conséquent du comité central. » Il n’est pas encore question d’un dictateur unique, mais on y vient !

Fabbri insiste dans son livre sur ce qu’est la dictature, sans artifice, c’est-à-dire la violence envers les opposants et le prolétariat lui-même. Il affirme avec force que la dictature sous quelque forme que ce soit est inacceptable et que l’expliquer par des nécessités quelconques ne peut pas la justifier. Notamment le prétexte, évoqué par Malatesta, de la défense de la révolution contre l’extérieur qui a toujours servi en fait à la dictature pour contrôler la révolution, la freiner et faire peser son poids ensuite contre la population.

Ce livre nous montre bien que l’Etat est à combattre dès les premiers jours et que l’on ne peut y avoir recours sans risquer de rejoindre les marxistes dans leur conception de la phase « transitoire ». C’est de la capacité à résoudre les problèmes posés par la révolution sans Etat que se construit une société contre l’Etat. La révolution qui se déroulera plus tard, en 1936, en Espagne, confirmera de manière éclatante l’exactitude de la façon de poser les problèmes de Fabbri. Des anarchistes sont entrés dans des gouvernements locaux et nationaux, sous le prétexte de défendre la révolution, et ils n’ont fait que freiner celle-ci et renforcer l’Etat.

Ce sont nos compagnons espagnols qui en ont tiré les conséquences pratiques en 1945 pour les organes de coordination nécessaires au fonctionnement de la société en essayant justement de résoudre les problèmes posés par la révolution, sans avoir recours à l’État et contre l’État. D’ailleurs cette révolution espagnole, en opposition avec le fascisme et le communisme international, a été bien plus loin socialement que n’importe quelle révolution car l’immense majorité des anarchistes et de la population s’est organisée en dehors de l’État ; insuffisamment malheureusement.

Il faut être conscient que, malgré les alliances et les sympathies déclarées en période d’opposition commune au capitalisme, la guerre est déclenchée jusqu’à l’extermination des anarchistes lorsque le pouvoir est pris par ces « alliés » d’antan, comme en Russie, en Espagne, en Chine, à Cuba, etc. Les anarchistes doivent-ils éternellement travailler pour les autres ? Non ! les anarchistes doivent se battre sur deux fronts : l’un antifasciste et anticapitaliste, l’autre anticommuniste et antisocialiste étatiques.

Ce livre est donc d’importance pour opposer notre anarchisme à tout socialisme d’Etat, à « tout socialisme de caserne » aurait dit Bakounine. Les anarchistes ne sont pas pour n’importe quelle révolution, et ils se doivent, même si elles sont combattues par des forces réactionnaires, de les critiquer si elles conduisent à mettre en place un régime encore plus dictatorial qu’avant. Puisse ce livre être une arme efficace pour ce combat.

Stéphane Carel
groupe Malatesta


1 L. Fabbri, L’Organisation anarchiste, Volonté anarchiste, éd. du groupe Fresnes-Antony (FA), 20 F.

2 L. Fabbri, Crise de l’anarchisme, brochure éditée par le groupe Malatesta (FA), 10 F.