Rosa Luxembourg « anarchiste » ?

Par René Berthier
Extrait de Affinités non électives : A propos du livre d’Olivier Besancenot et Michaël Löwy, Pour un dialogue sans langue de bois entre libertaires et marxistes
(Coédition Les éditions du monde libertaire et Les éditions libertaires, novembre 2015)

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Rosa Luxembourg « anarchiste » ?

par René Berthier

Rosa Luxembourg était très affectée par les accusations d’« anarchisme » proférées par les dirigeants social-démocrates allemands. Bien entendu, il ne faut pas prendre cette accusation au sérieux. En effet, étaient alors accusés d’anarchisme tous les militants qui préconisaient la grève générale et qui émettaient des réserves sur l’action parlementaire. Aucune différence n’était faite, par exemple, entre syndicalistes révolutionnaires et anarchistes.

En réalité, Rosa Luxembourg était férocement anti-anarchiste. Dans sa brochure Grève de masse, Parti et syndicats, parue en 1905, elle s’interroge sur le rôle joué par l’anarchisme pendant la révolution russe de 1905 :

« Il est devenu l’enseigne de voleurs et de pillards vulgaires : c’est sous la raison sociale de “l’anarcho-communisme” qu’ont été commis une grande partie de ces innombrables vols et brigandages chez les particuliers, qui, dans chaque période de dépression, de reflux momentané de la révolution, font ravage. L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du lumpenprolétariat contre-révolutionnaire fondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. Et c’est ainsi sans doute que finit la carrière historique de l’anarchisme. »

C’est l’habituelle litanie sur l’« anarchisme–doctrine du lumpenprolétariat ». En 1893 avait eu lieu à Paris un congrès rassemblant les représentants de la totalité du mouvement ouvrier français de l’époque 1. Dans les minutes du congrès, la liste des organisations présentes fait huit pages. Ce congrès avait discuté de l’organisation d’une grève générale si une guerre éclatait entre la France et l’Allemagne. A l’unanimité moins un délégué, le congrès adopta le principe de la grève générale. Pour l’anecdote, le délégué qui vota contre déclara qu’il avait eu mandat de voter ainsi mais qu’il allait retourner auprès de ses mandants pour leur faire changer d’avis.

A en croire Rosa Luxembourg, toute la classe ouvrière française organisée qui était présente à ce congrès aurait été constituée de « lumpenprolétaires ». De même, ce sont sans doute 600 000 « lumpenprolétaires » qui, en 1912, suivirent le mot d’ordre de grève générale de la CGT pour protester contre la guerre qui s’annonçait – une initiative que les socialistes « scientifiques » allemands, Rosa Luxembourg en tête, n’ont jamais été fichus de prendre. Le discours de Rosa Luxembourg sert en fait à masquer le constat de l’antériorité du mouvement « anarchiste » sur la question de la grève générale, que Luxembourg appelle « grève de masse », pour se démarquer.

En marxiste conséquente, Luxembourg attaque l’anarchisme non par le recours à une critique théorique mais, comme ses prédécesseurs, par la calomnie et la déformation délibérée. Sur ce terrain, elle sera d’autant plus frénétique qu’elle devra se laver de l’accusation d’« anarchisme » lancée contre elle par ses petits camarades marxistes.

C’est ainsi que Luxembourg se croira obligée de consacrer, dans sa brochure, plusieurs pages à attaquer Bakounine sur l’idée de grève générale, accusant le révolutionnaire russe de fabriquer artificiellement des révolutions, alors qu’il n’a cessé de prévenir les militants contre les risques de l’impréparation. « Un beau matin, dit Luxembourg, citant Engels, tous les ouvriers de toutes les entreprises d’un pays ou même du monde entier abandonnent le travail, obligeant ainsi, en quatre semaines tout au plus, les classes possédantes soit à capituler, soit à attaquer les ouvriers, si bien que ceux-ci auraient le droit de se défendre, et par la même occasion d’abattre la vieille société tout entière. » Évidemment, on ne trouve rien de tel chez Bakounine, qui insiste sur le fait qu’une révolution doit être préparée et qu’il est irresponsable d’engager le prolétariat dans une révolution si on n’est pas certain de la victoire.

Luxembourg poursuit :

« Le malheur a toujours été pour l’anarchisme que des méthodes de lutte improvisées dans “l’espace éthéré” se sont toujours révélées de pures utopies ; en outre la plupart du temps, comme elles refusaient de compter avec la triste réalité méprisée, elles cessaient insensiblement d’être des théories révolutionnaires pour devenir les auxiliaires pratiques de la réaction. »

Luxembourg déclare que sa théorie de la grève de masse est « dirigée contre la théorie anarchiste de la grève générale ». De fait, toute la brochure est parsemée de critiques contre l’anarchisme et contre Bakounine. Elle conclut par l’argument choc du recours à la « dialectique », l’arme secrète des marxistes :

« Ainsi la dialectique de l’histoire, le fondement de roc sur lequel s’appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l’anarchisme auquel l’idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même ; en revanche la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l’action politique du prolétariat, apparaît aujourd’hui comme l’arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques. »

Ce petit paragraphe est particulièrement intéressant. Il dit en gros ceci, une fois qu’on l’a décodé :

• La grève générale (« de masse » dans le vocabulaire luxembourgiste) relevait jusqu’ici du fonds de commerce de l’« anarchisme » (en fait, du syndicalisme révolutionnaire, mais comme je l’ai dit, les social-démocrates allemands ne faisaient pas la différence).

• Grâce à la « dialectique de l’histoire » (sic), ce « fondement de roc » du marxisme, l’anarchisme entre en contradiction avec la « grève de masse » (on ne sait pas pourquoi ni comment, mais il suffit que la « dialectique de l’histoire » le dise par la bouche de sainte Rosa Luxembourg).

• La grève de masse, jusqu’alors combattue par les social-démocrates, devient « l’arme la plus puissante » de la lutte politique du prolétariat. Une arme que les social-démocrates allemands se sont bien gardé d’utiliser pour empêcher la guerre.

• En conclusion, pour que la grève de masse devienne un élément positif et opérationnel pour le marxisme, il faut que la grève générale des « anarchistes » cesse de l’être.

La question que tout lecteur normalement constitué se pose, c’est : puisque la « dialectique de l’histoire » est si claire et évidente, pourquoi la « grève de masse » n’a-t-elle pas été reconnue plus tôt comme un élément opérationnel et surtout, pourquoi, malgré l’intervention de Rosa Luxembourg dévoilant les projets de la « dialectique de l’histoire » 2, l’ensemble de la social-démocratie allemande n’a-t-elle pas eu la révélation ? Et pourquoi la social-démocratie allemande a-t-elle traité Rosa Luxembourg d’« anarchiste » ?

L’idée de grève générale avait été lancée par le congrès de la Première Internationale tenu à Bruxelles en septembre 1868, mais il s’agissait d’une mesure destinée à s’opposer à la guerre. Les dirigeants de la CGT française ne cesseront, dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, de tenter de convertir les dirigeants allemands de la nécessité d’une grève générale si une guerre éclatait entre les deux pays. Ils feront de multiples tentatives, et se heurteront toujours à un mur.

« Les débats sur la grève générale font craindre aux directions syndicales de se laisser dépasser par les événements : elles déclarent qu’elles n’ont pas les moyens de la soutenir. Les révisionnistes sont opposés à une grève de masse. Rosa Luxembourg, de retour de Russie, affirme que c’est par la lutte que les travailleurs peuvent s’organiser et s’auto-émanciper, ce qui lui vaut d’être traitée d’“anarchiste” par les bureaucrates syndicaux 3. »

Plutôt que d’attaquer hystériquement l’« anarchisme » sur le principe de la grève générale, Rosa Luxembourg aurait mieux fait d’envisager des modalités d’alliance avec le mouvement ouvrier français sur cette question, afin de s’opposer conjointement à la guerre. Jusqu’au dernier moment la direction de la CGT fit des tentatives pour rallier les dirigeants socialistes allemands à l’idée d’une action commune contre la guerre, sans succès.

Lorsqu’elle fait du bolchevisme la critique qui la rendra célèbre, Rosa Luxembourg montre que les principales innovations tactiques et stratégiques (du point de vue de la social-démocratie) ne résultent pas des trouvailles programmatiques de quelques dirigeants social-démocrates ni même des organes dirigeants du parti mais qu’elles résultent spontanément du mouvement ouvrier. Luxembourg « découvre » au moment de la révolution russe de 1905 une chose qui était alors banale dans le mouvement syndicaliste français. Le principe de la grève générale, je l’ai dit, avait été adopté en congrès dès 1893, à l’unanimité moins une voix. Dans ce congrès, dont on possède le compte rendu détaillé, il apparaît clairement que la grève générale est identifiée à la révolution. On comprend que la social-démocratie allemande ait constamment rejeté toute discussion sur le sujet.

Rosa Luxembourg découvre que la classe ouvrière ne se limite pas à la direction politique de la classe ouvrière. En résumé, Rosa Luxembourg découvre l’eau chaude. Mais il est vrai également que pour les social-démocrates allemands, ses trouvailles sont une innovation : pensez donc, la classe ouvrière est également un acteur, indépendamment de sa direction ! Constat qui trouvera un écho une vingtaine d’années plus tard lorsque Trotski dira dans son « Programme de transition » que « la crise actuelle de la civilisation humaine est la crise de la direction du prolétariat ». 

Daniel Guérin a voulu faire, dans les années 70, une lecture libertaire de Rosa Luxembourg 4 qui fait d’elle une « anarchiste » pas totalement accomplie. Sa critique du bolchevisme et de ses conceptions de l’organisation, ainsi que le discours qu’elle tient sur la spontanéité, ont sans doute achevé de la faire basculer dans le camp « anarchiste », aux yeux de certains étudiants et intellectuels. Son discours apparaît comme « sympathique » à bon nombre de militants, y compris libertaires, parce que son opposition à Lénine, ainsi que son assassinat, ont contribué à la transformer en mythe.

Rosa Luxembourg est mise en avant comme dissidente du marxisme pour sa critique du léninisme, du centralisme, pour sa défense de la liberté d’expression, etc. Mais personne ne peut dire qu’elle ne se serait pas alignée sur les positions de l’Internationale communiste, si elle avait vécu. Elle apparaît comme une représentante de ce qu’on appellera plus tard le « socialisme à visage humain », un socialisme où le dialogue fait loi, mais sa critique du léninisme ne touche pas à l’essentiel, elle ne s’en prend qu’à ses méthodes d’action. On oublie qu’elle restait fondamentalement une social-démocrate, sectaire, anti-anarchiste féroce, utilisant le mouvement syndical comme un simple auxiliaire de la politique du parti.

Évoquant ces « dissidents » du marxisme, un militant de la Fédération anarchiste écrivait dans le Monde libertaire il y a une trentaine d’années :

« Et là, à l’ombre d’Anton Pannekoek ou de Rosa Luxembourg, ils peuvent alors rêver tout haut d’un marxisme qui ne sécréterait pas le totalitarisme et d’un parti d’avant-garde vacciné contre le léninisme et le stalinisme. Et ils ne se privent pas de rêver, et de rêver encore 5. »


1 Voir le compte rendu du congrès : http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/–Debat_sur_la_greve_generale_1893.pdf

2 L’expression « dialectique de l’histoire » ne veut strictement rien dire. Marx ne faisait pas du tout de fixette sur la « dialectique » : il en parle très peu. Henri Lefebvre relève qu’il faut attendre 1858 pour découvrir une mention non péjorative de Marx à la dialectique hégélienne. Le texte où Marx explique qu’il remet la dialectique sur ses pieds se trouve dans la Postface de 1873 au Capital, où il dit, en passant, que tout ce qu’il faut faire est de mettre la méthode de Hegel à l’endroit et « vous trouverez qu’elle a un aspect tout à fait raisonnable » – une remarque assez triviale. Franz Jakubowski fait également remarquer que « nous ne trouvons chez lui [Marx] au sujet de Hegel, qu’une multitude de remarques dispersées. » (Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire, EDI, p. 77.)

L’enjeu que constitue l’affirmation de la « méthode dialectique » s’est révélé tardivement. Autrement dit, tout le tintouin fait autour de la « dialectique marxiste » est une construction à posteriori. La question de la « méthode » marxiste n’a pris une ampleur disproportionnée qu’après la mort de Marx, lorsqu’il s’est agi de « prouver » le caractère « scientifique » du marxisme. Engels est largement responsable de ce processus, devenu caricatural avec Lénine. La dialectique fut mise à toutes les sauces et servit le plus souvent à masquer un faux savoir. On se retrancha derrière la « dialectique », et surtout derrière ceux qui en parlaient, pour éviter de réfléchir et pour se donner l’illusion d’une connaissance qu’on n’avait pas. Confronté à des phénomènes sociaux contradictoires, on se borna à expliquer que cette contradiction était « dialectique », ce qui évitait d’en examiner les causes factuelles.

3 René Berthier, Digressions sur la révolution allemande, Éditions du Monde libertaire.

4 Rosa Luxembourg et la spontanéité révolutionnaire, Éditions Flammarion, 1971.

5 Du groupe Malatesta, in Le Monde libertaire, 6 janvier 1983.


(Repris de monde nouveau : https://www.monde-nouveau.net/spip.php?article936 ; lire aussi « Anarchisme, conseillisme et luxembourgisme » sur le même site)