La polémique antibolchevique

Par Gaetano Manfredonia
Extrait de LUIGI FABBRI, le mouvement anarchiste italien et la lutte contre le fascisme
(Editions du Monde Libertaire, 1994)

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(…) Ce choix en faveur de l’organisation ne fut pas partagé par l’ensemble du mouvement libertaire italien, et une bonne partie des militants non seulement refusèrent d’adhérer à la nouvelle organisation [l’U.A.I.], mais en critiquèrent les modalités de fonctionnement jugées trop « centralisatrices » (32). L’opposition habituelle entre organisationnels et anti-organisationnels qui divisait depuis toujours les anarchistes italiens n’empêcha pas pour autant le mouvement libertaire de se retrouver, pour une fois, globalement uni face à l’épreuve de la révolution.

La polémique antibolchevique

Avec la fin de la guerre [14-18] commence une nouvelle période pour Fabbri, sans doute la plus intense mais aussi celle au cours de laquelle il écrivit ses textes les plus significatifs. Son activité durant ces années peut être envisagée sur deux plans distincts bien qu’étroitement imbriqués : son travail militant, d’une part, et son travail d’approfondissement et de mise au point idéologique, d’autre part.

Fabbri, on l’a vu, n’était nullement un orateur et, contrairement à Malatesta ou bien à Borghi, il ne joua aucun rôle public, ce qui ne l’empêcha pas de participer pleinement au travail de reconstruction du mouvement libertaire. Dès que la situation le rendit possible, il fit paraître d’abord un numéro unique, Guerra e pace (33), puis, à partir de mars 1919, une nouvelle série, toujours à Ancône, de Volontà qu’il rédigea presque entièrement seul (34). Fabbri toutefois, contrairement à d’autres militants, refusa dans un premier temps de se laisser gagner par le climat d’euphorie générale. Jugeant le moment peu propice et craignant les polémiques, il s’était rendu de mauvais gré au congrès de Florence mais, devant la réussite de cette rencontre, il revint enthousiaste. « A Florence, ecrivit-il dans Volontà, nous avons pu constater une vérité qui nous exalte. Non seulement nous ne sommes pas sortis affaiblis de la tempête, mais bien plus forts qu’auparavant, plus forts par le nombre et plus forts par la qualité de nos énergies (35). » Toujours prudent, Fabbri, dans un premier temps, ne suivit pas ceux qui préconisaient le lancement du quotidien et, avec le vieux militant Agostinelli, il émit des doutes sur la capacité financière du mouvement à gérer une telle initiative. Mais, sur ce point aussi, devant la réussite du lancement de Umanità nova il reconnut son erreur et il accepta de cesser de faire paraître sa revue afin de ne pas faire double emploi avec le quotidien auquel il collabora assidûment.

Partisan de l’organisation depuis toujours, Fabbri participa activement à la vie administrative de l’U.A.I. dont il fut un des porte-parole les plus écoutés. Chargé par la Commission de correspondance nommée au congrès de Florence de rédiger un projet d’organisation interne, Fabbri s’acquitta de cette tâche assez tardivement, de son propre aveu, mais suffisamment à temps pour que le texte soit imprimé et discuté avant le congrès de Bologne (36). Pris de court par le déclenchement des émeutes d’Ancône, quelques militants avaient envisagé la possibilité de suspendre sa tenue pour concentrer tous les efforts afin de généraliser le mouvement insurrectionnel. Tel n’était pas l’avis de Fabbri qui se prononça sur Umanità nova pour son maintien car, à ses yeux, la gravité de la situation imposait d’abord l’achèvement du travail d’organisation du mouvement anarchiste. En outre, pour Fabbri, la rencontre de Bologne devait offrir l’occasion aux militants libertaires de mettre au point une stratégie d’action commune et il préconisa — en marge des travaux du congrès — la tenue de réunions informelles où l’on discuterait des éventuelles mesures pratiques à adopter (37).

C’est sur le plan théorique toutefois que l’apport de Fabbri au mouvement libertaire fut le plus significatif et les textes qu’il écrivit au cours de ces années peuvent être considérés comme la tentative la mieux réussie, en Italie, d’adapter les conceptions anarchistes traditionnelles à la nouvelle situation politique et sociale provoquée par le conflit mondial.

La guerre avait représenté pour le mouvement anarchiste une période indiscutable de crise, mais elle avait aussi permis à celui-ci de connaître un nouvel essor, tandis que la victoire de la révolution en Russie entretenait l’espoir de voir à brève échéance éclater la révolte décisive partout ailleurs dans le monde. Guerre et révolution avaient pourtant créé de nouveaux problèmes et soulèvé de nouvelles questions auxquelles les libertaires se devaient de répondre sous peine de se voir marginalisés au sein des masses. La révolution russe ne représentait pas seulement un événement heureux qui venait combler les souhaits les plus fervents des anarchistes, mais constituait un véritable défi car elle allait permettre pour la première fois dans l’histoire du socialisme de vérifier la validité de programmes et de méthodes qui étaient restés jusque-là de simples hypothèses d’école. La mise en place de la dictature bolchevique et les vives sympathies que les communistes russes s’attirèrent au sein du prolétariat international — y compris parmi les anarchistes — constituaient en tout état de cause des réalités que les libertaires pouvaient difficilement ignorer.

En Italie, quand la nouvelle de la révolution de février 1917 fut connue, les anarchistes réagirent avec enthousiasme et adoptèrent d’emblée, ainsi que l’a souligné Masini, une attitude d’« ouverte et inconditionnelle solidarité » (38).

Fabbri — très probablement — fit paraître à cette occasion le numéro unique Eppur si muove où on saluait « le rayon de lumière vivante et éblouissante qui a soudainement percé le dense et sombre brouillard de douleur et de sang, de mensonge et de mort qui depuis désormais trois ans enveloppe et tue l’humanité » (39).

Les préférences des anarchistes se portèrent tout naturellement sur les éléments les plus radicaux de la révolution en cours : les bolcheviques. L’attrait exercé sur les libertaires par leur action en rupture avec les pratiques parlementaires et légalitaires de la social-democratie est indiscutable. Le jeune Berneri somma ouvertement, dans Guerra di classe, les socialistes italiens de choisir entre Kerenski ou Lénine (40). La révolution d’octobre ne fit, dans un premier temps, que renforcer ces sentiments de sympathie d’autant plus marqués que l’on ignorait à peu près tout de la véritable idéologie des bolcheviques. Certains militants virent de surcroît dans le régime des soviets une première ébauche d’auto-organisation des masses populaires, ce qui permit d’entretenir un moment la confusion sur la signification véritable de la dictature du prolétariat dont les communistes s’étaient faits les promoteurs en Russie.

La nécessité de défendre la révolution victorieuse des attaques de la réaction fit le reste, et pendant quelque temps on put assister à une véritable idylle pro-bolchevique chez les libertaires italiens. Avec le retour de la paix et une meilleure connaissance du régime soviétique, la nécessité d’une mise au point idéologique se fit cependant rapidement sentir et c’est Fabbri qui s’en chargea. La discussion sur la signification et la portée de la dictature en Russie s’engagea dans les colonnes de Volontà, à partir d’août 1919, avec la publication d’une lettre de Malatesta. « Tres cher Fabbri, écrivait le vieil internationaliste, sur la question qui te préoccupe tellement, celle de la dictature du prolétariat, il me semble que nous sommes fondamentalement d’accord. Il me semble que sur cette question l’opinion des anarchistes ne devrait guère faire de doute, et avant la révolution bolchevique elle ne faisait de doute pour personne. Anarchisme signifie non-gouvernement et donc à plus forte raison non-dictature, à savoir un gouvernement absolu sans contrôle et sans limites constitutionnelles (41). »

Dans les semaines qui suivirent, les prises de position se multiplièrent dans les colonnes de la revue entre partisans et adversaires de la dictature, ce qui donna la possibilité à Fabbri d’intervenir en rédigeant une longue série d’articles intitulée « Dictature ou anarchie », série qui se poursuivit jusqu’en avril 1920. Ces textes tombaient au bon moment et permirent d’une manière non négligeable de clarifier les débats en cours au sein du mouvement libertaire. L’argument devait néanmoins être traité de façon plus complète et Fabbri utilisa ces articles pour rédiger un ouvrage plus important intitulé Dictature et révolution, qu’il acheva d’écrire en août 1920. Dans ce livre (le meilleur travail de Fabbri et un des plus réussis de toute la littérature libertaire), l’auteur abordait les problèmes posés par la révolution russe sur le plan des principes, en dehors des considérations tactiques ou des tendances faciles au compromis.

Livre théorique, Dictature et révolution était aussi une analyse lucide et perspicace du cheminement de la révolution russe à un moment où les développements totalitaires de l’époque stalinienne n’étaient qu’à peine esquissés. Par moments, l’analyse des événements en cours s’en ressent. Par exemple, Fabbri effleurait à peine l’hypothèse selon laquelle les dirigeants bolcheviques pouvaient devenir un jour la nouvelle classe dominante du pays, préoccupé qu’il était des dangers d’un éventuel « retour en arrière » occasionné par les excès autoritaires d’une révolution se dévorant elle-même et préparant ainsi le lit de la réaction thermidorienne.

En revanche, Fabbri mettait en évidence avec force les tendances autoritaires des bolcheviques. En s’appuyant sur une analyse aussi minutieuse que possible des événements de Russie (compte tenu bien sûr des difficultés de l’époque pour se procurer des témoignages de première main ou sûrs), l’auteur reprenait et actualisait la problématique anarchiste traditionnelle sur l’incompatibilité entre l’utilisation d’un pouvoir gouvernemental quelconque et la poursuite de la révolution sociale. Il s’attachait tout particulièrement à dénoncer l’erreur autoritaire véhiculée par les bolcheviques avec leur mot d’ordre de « dictature du prolétariat ». Avec vigueur, l’anarchiste de Fabriano s’efforçait de montrer comment, sous une phraséologie nouvelle, la dictature du prolétariat n’était en fait que la énième version du vieux préjugé jacobin de la « dictature nécessaire », de la « poigne de fer » révolutionnaire que Proudhon avait déjà eu à dénoncer avec force et ironie dès… 1848. De même que les anciens révolutionnaires gouvernementaux du passé, Lénine et ses disciples parlaient d’affranchir les masses, mais ils avaient peur des manifestations libres de celles-ci. A ceux qui s’efforçaient de justifier la dictature au nom de la nécessaire défense de la révolution, Fabbri montrait brillamment comment Lénine concevait, en réalité, la dictature dans le sens « classique et despotique » du terme. Pour lui pas d’autre alternative possible : soit une révolution au moyen d’un État, mais avec le risque de voir surgir une nouvelle forme d’oppression, soit la révolution sans et contre tout pouvoir gouvernemental.

Le problème ne pouvait être plus clairement posé. Et pourtant, ce ne sont pas les précautions de langage qui manquent dans ce livre ! En effet Fabbri, compte tenu du contexte du moment, refusa de se laisser entraîner dans une polémique trop vive qui pouvait être interprétée comme un acte d’hostilité ou, pire, une manière de se désolidariser de la révolution en acte en Russie (42). Tout au long de son ouvrage l’auteur prenait d’ailleurs bien soin d’établir une distinction très nette entre l’œuvre dictatoriale des bolcheviques, qu’il condamne, et la signification générale des événements de Russie — première révolution prolétarienne à avoir triomphé — dont il exaltait la portée. Pour Fabbri il ne pouvait y avoir d’ambiguïté possible, et le soutien que les anarchistes devaient à la révolution russe menacée par la réaction blanche n’impliquait en aucune manière l’adhésion à la politique menée par le gouvernement bolchevique tant en Russie qu’à l’étranger. Sur la question épineuse de l’adhésion à la IIIe Internationale, Fabbri fit ainsi adopter au congrès de Bologne une motion dans laquelle on affirmait l’impossibilité pour une organisation anarchiste comme l’U.A.I. d’accepter de faire partie d’un organisme qui semblait « se conformer aux idées autoritaires et à la tactique exclusive des communistes autoritaires […] » (43).

En réalité Fabbri, comme les autres militants anarchistes de l’époque, parait tiraillé entre deux exigences difficilement conciliables à première vue : le nécessaire devoir de critique vis-à-vis des pratiques bolcheviques qui faisaient courir un danger mortel à la cause de l’émancipation humaine, et le devoir tout aussi impérieux de solidarité envers un événement de portée mondiale incarnant les espoirs du prolétariat révolutionnaire tout court. C’est ainsi que, en dépit des critiques et des mises en garde de Fabbri et de Malatesta, les libertaires continuèrent encore tout au long de l’année 1920 à se mobiliser pour la défense de la révolution en Russie en s’efforçant de faire abstraction du reste.

Encore au congrès de Bologne, les délégués présents adoptèrent, par acclamation, une « motion de sympathie avec la révolution russe » où le soutien est encore total. « Le second congrès de l’Union anarchiste italienne, pouvait-on y lire, apporte un salut enthousiaste à la révolution russe qui a marqué une nouvelle étape lumineuse dans le mouvement révolutionnaire international ; proteste contre toutes les tentatives violentes mises en œuvre par la bourgeoisie internationale pour vaincre la révolution russe ; exprime son entière solidarité avec tous les mouvements et les initiatives prolétariens visant à empêcher l’œuvre d’étouffement de la révolution soviétique » (44). Conformément à ce mandat, dans les semaines qui suivirent, les représentants de l’U.A.I. et ceux de l’U.S.I. participèrent, avec les autres forces politiques et syndicales socialistes, aux réunions pour l’organisation d’une Campagne de soutien « à la Russie des soviets » (45).

Le « devoir de solidarité » n’était cependant pas la seule motivation qui poussait les libertaires à se montrer conciliants, car pour des militants comme Fabbri, il s’agissait avant tout de préserver de cette façon les chances de voir se réaliser l’unité des forces prolétariennes en Italie, à un moment où la révolution semblait encore possible.

Gaetano Manfredonia

LUIGI FABBRI, le mouvement anarchiste italien et la lutte contre le fascisme

(Editions du Monde Libertaire, 1994, pp. 42-47)


NOTES

32. Voir par exemple les critiques formulées par les anti-organisationnels au congrès de Bologne dans Cronaca sovversiva, Turin, n° 13, 10 juil. 1920.

33. Guerra e pace portait en sous-titre la mention « Numéro unique édité par les soins de la rédaction de Volontà » et portait la date du 22 février 1919.

34. La revue Volontà parut du 23 mars 1919 au 1er août 1920.

35. Volontà, n° 4, 1er mai 1919. Fabbri dans un premier temps avait été très réservé sur les possibilités révolutionnaires du moment mais, devant l’ampleur de la crise qui secouait la société italienne, il fut lui aussi gagné par l’effervescence et après le retour de Malatesta il se rangea résolument à ses côtés en appuyant pleinement son projet insurrectionnel sans se laisser aller pour autant à l’« énivrement révolutionnaire » qui gagna les autres camarades (cf. A. Dada, « Gli Anarchici italiani fra guerra di classe e reazione », art. cit., p. 387-388).

36. Son projet ne faisait que reprendre dans ses grandes lignes les modalités d’organisation déjà adoptées à Florence avec, notamment, la constitution d’une Commission de correspondance chargée du suivi des activités de l’Union anarchiste (cf. « Relazione sull’organizzazione interna », Umanità nova, n° 99, 23 juin 1920).

37. Cf. Catilina, « Il Congresso anarchico e i tumulti », Umanità nova, n° 105, 30 juin 1920. D’après Fabbri, en marge du congrès de Bologne se tint une réunion secrète qui discuta des moyens concrets à mettre en œuvre dans le cas d’une éventuelle généralisation du mouvement insurrectionnel (cf. L. Fabbri, Malatesta : l’uomo e il pensiero, Naples, 1951, p. 139).

38. P. C. Masini, « Gli Anarchici italiani e la rivoluzione russa », Rivista storica del socialismo, Milan, n° 15-16, janv.-août 1962.

39. Cf. P. C. Masini, « Gli Anarchici… », art. cit.

40. Camillo Berneri, « Avec Kerenski ou avec Lenine ? », Guerra di classe, Bologne, 6 oct. 1917, maintenant in : Œuvres choisies, Paris, 1988.

41. Volontà, n° 11, 16 août 1919, maintenant in E. Malatesta, Epistolario 1872-1932 : Lettere edite e inedite, Avenza, 1984, p. 164-165.

42. Le livre de Fabbri Dittatura e rivoluzione ne parut en réalité qu’en mai 1921 au moment où les anarchistes étaient en pleine polémique antibolchevique.

43. Cf. Cronaca sovversiva, n° 14, 17 juil. 1920. Le compte rendu du congrès de Bologne avait été publié précédemment dans Umanità nova n°s 108 à 111 et n° 114 du 3 au 7 et du 10 juil. 1920.

44. Ibid.

45. P. C. Masini, « Gli anarchici… », art. cit.